« Nous voulons élargir le cercle des lecteurs de l'imaginaire »

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Jeune maison d’édition créée en 2017 à Paris, Leha déménage à Marseille avec un objectif clair : défendre et promouvoir les littératures de l’imaginaire au niveau régional et national. En deux ans, la maison d’édition a réussi à fédérer une communauté active de lecteurs autour de ses auteurs et de ses ouvrages. Entretien avec son président et fondateur, Jean-Philippe Mocci.

Comment l’envie de créer une maison d’édition spécialisée dans les littératures de l’imaginaire vous est-elle venue ?

J’ai toujours aimé la littérature quelle qu’elle soit, mais la littérature de l’imaginaire m’a particulièrement marqué dans mon adolescence et dans ma vie d’adulte. Elle apporte une vision plus fun, plus sympa, moins réaliste de sujets parfois très profonds. C’est un genre littéraire que j’ai gardé au fond de moi et auquel je me suis à nouveau intéressé il y a quelques années, après une carrière de journaliste économique et la création d’une agence de communication et relations presse.

Dans les années 1980, quand on parlait d’un troll ou d’un elfe, on passait pour un extra-terrestre ! Aujourd’hui on peut dire que les geeks ont gagné la bataille : Star Wars, Le Trône de fer, Le Seigneur des anneaux… Tout ça, c’est devenu ”normal”. Cependant, l’imaginaire reste un genre peu valorisé, parfois méprisé, comme si une sorte de lutte des classes persistait en littérature. À partir de ce constat, je me suis dit : soit tu te lamentes, soit tu agis. Ayant travaillé dans le journalisme et la communication, j’ai un certain savoir-faire pour vendre des “sujets” ou des “objets” qui ont de la valeur pour moi. Dans les littératures de l’imaginaire comme dans la “littérature blanche”, on trouve des sujets de qualité et des sujets très mauvais. Ce n’est pas une question de bonne ou de mauvaise littérature, mais de bon ou de mauvais livre.

En 2017, quand j’ai créé Leha, j’habitais encore à Paris où j’ai publié les premiers livres. En 2018, j’ai décidé de revenir à Marseille, dont je suis originaire, et de transférer le siège social. Leha est désormais un éditeur marseillais, même si j’ai encore une empreinte professionnelle forte à Paris. Notre diffuseur (Média-Diffusion) est d’ailleurs parisien. Je n’aurais pas fondé Leha si je n’avais pas signé dès le départ avec un gros diffuseur comme celui-ci. C’est une question de visibilité, il faut que la diffusion permette de relayer une oeuvre le plus largement possible.

Leha a trois collections, pouvez-vous nous en dire plus ?

La collection qui fait le coeur de nos activités est celle des romans. Depuis la création de Leha, nous en avons publié une douzaine. Nous travaillons toutes les littératures de l’imaginaire, de l’epic fantasy à la science-fiction, en passant par le fantastique. Notre approche consiste à créer des ponts entre les univers et les personnes. On va aussi bien publier un premier roman comme L’éveil des chimères d’Éric Amon, qu’un auteur dont les précédents ouvrages n’ont pas assez été mis en valeur ou un écrivain mondialement connu comme Steven Erikson, auteur canadien de la saga en 10 tomes Le livre des martyrs (3 millions d’exemplaires vendus dans le monde). Leha a repris en 2018 cette saga que Calmann-Lévy avait commencé à traduire et qui n’avait pas marché. On a publié 4 tomes, le cinquième sort en mai 2020. Nous sommes à plus de 20 000 exemplaires, c’est un grand succès. On a aussi publié un roman de Pierre Bordage, l’un des plus grands auteurs français vivants de science-fiction.

Notre deuxième collection est celle des jeux de rôle, qui sont de gros pourvoyeurs d’auteurs talentueux comme Maxime Chattam, Jean-Philippe Jaworski et George R. R. Martin. Pourtant, les littératures de l’imaginaire dénigrent encore trop souvent l’univers des jeux de rôle (tout comme la “littérature blanche” méprise les littératures de l’imaginaire). Parmi les éléments de réflexion qui ont mené à la création de Leha, il y avait l’envie de casser les murs entre les genres.
Dans cette collection, on trouve par exemple le jeu Méga de Didier Guiserix, qui a été rédacteur en chef de la revue Casus Belli pendant 20 ans. Méga était déjà un grand jeu dans les années 1980. À Leha, on en a fait un reboot et un kit d’initiation. À partir d’un livre qui nous raconte des univers, des règles, on va les partager autour d’une table avec des joueurs et en faire un jeu.

Notre troisième collection propose des guides de voyage pour visiter des lieux imaginaires. Pour l’instant, elle compte deux publications : Star Marx et Les Royaumes éparpillés. Très illustrés, ces deux livres ont une dimension humoristique, voire parodique.

En créant des passerelles, les guides et les jeux viennent compléter les romans qui demeurent l’axe principal de Leha. On croise les univers si cela a du sens et de l’intérêt, en réfléchissant avec les auteurs sur la pertinence et les possibilités des différents médias. Tous nos romans ne vont pas devenir des jeux de rôle, loin de là. 
Cette année, Leha va adapter en roman le premier tome de Chroniques de la lune noire. Cette bande dessinée d’heroic fantasy, qui date de la fin des années 1980, a été vendue à plusieurs millions d’exemplaires. Un jeu de rôle est aussi prévu.

Comment une jeune maison d’édition comme la vôtre parvient-elle à avoir de grands auteurs à son catalogue ?

Quand j’ai étudié l’édition de l’imaginaire, j’ai trouvé qu’elle manquait un peu d’approche formelle. Pour ma part, je fais bien le distinguo entre ma passion pour ces sujets et ma conscience d’entrepreneur qui doit faire en sorte que l’ensemble fonctionne.

Quand je rencontre les auteurs, il y a un historique. Mon passé professionnel joue pour moi. En tant que projet, Leha a une certaine ambition : défendre le genre de l’imaginaire en y mettant des moyens, des compétences, une énergie, une envie… pour faire plaisir aux lecteurs. On aborde cela de manière structurée, organisée. L’équipe est très professionnelle, constituée de personnes reconnues dans leur domaine.

Quand on met tout cela bout à bout, c’est assez rassurant pour les auteurs. Nos premières expériences ont été réussies, le premier auteur signé par Leha est Pierre Bordage. Nous avons développé de bonnes relations avec les auteurs, on travaille intelligemment sur les textes. On se met à leur service pour les rendre visibles, les pousser. Il y a une certaine dynamique. 
Leha fait aussi des choses innovantes comme un trailer sur notre chaîne Youtube pour le tome 2 de la saga de Steven Erikson. 

Leha fait désormais partie du paysage des éditeurs de l’imaginaire. Elle a par exemple intégré l’association créée par les principaux acteurs du marché pour en défendre les intérêts.

Vous êtes présents sur Youtube, Facebook, Twitter. La communication sur les réseaux sociaux semble importante pour les éditions Leha

Oui, cela vient peut-être de mon éducation journalistique. Quand j’encadrais une équipe de journalistes, je leur disais qu’un bon article devait être rendu à l’heure (ce qu’on ne retrouve pas forcément dans l’édition) et surtout que le meilleur article du monde ne sert à rien s’il ne rencontre pas ses lecteurs. Aujourd’hui nous voulons élargir le cercle des lecteurs de l’imaginaire. Or il y a plusieurs façons de faire connaître un livre : la librairie (la relation avec les libraires est très importante, ils font un travail extraordinaire) ; la publicité (mais il faut avoir du budget) ; les médias (dont peu parlent des littératures de l’imaginaire) ; et les réseaux sociaux (qui permettent d’accéder plus directement aux amateurs de ces univers).

Les réseaux sociaux constituent une base importante pour avoir une assise dans l’univers de l’imaginaire, pour que les gens puissent connaître et reconnaître qui nous sommes et identifier nos auteurs. Quand on leur apporte des auteurs comme Pierre Bordage ou Steven Erikson, cela crée forcément une curiosité et une connivence dont l’ensemble des auteurs vont profiter par la suite. On peut critiquer les réseaux sociaux parce qu’il s’y passe parfois des choses étranges, mais c’est une façon de connecter des personnes qui ont un intérêt commun. Cela permet aussi de désacraliser l’édition et de montrer au public comment elle fonctionne et comment se passe la vie d’un éditeur. J’aime ce côté “partage” : en partageant une histoire, l’éditeur sert d’intermédiaire entre les auteurs et le public. L’auteur crée et c’est le lecteur qui fait qu’un livre marchera ou pas. Entre les deux, l’éditeur doit faire en sorte que le livre soit le mieux reçu possible. Cette relation directe avec le public est devenue essentielle. Aujourd’hui, Leha a plus de 8 000 “j’aime” sur Facebook.

Quels sont les futurs projets des éditions Leha ?

Nous recevons de plus en plus de manuscrits. Cette année, Leha va publier une douzaine de romans inédits. Au programme : un livre post apocalyptique, un autre plus engagé sur la défense des femmes, deux tomes de la saga de Steven Erikson, un autre roman d’Éric… En 2020, de nouveaux auteurs et des auteurs avec une notoriété publique nous rejoindront. Cela fait plaisir car la confiance que nous accordent les auteurs déjà édités par Leha se transmet visiblement à d’autres.

Leha est désormais un éditeur marseillais et j’ai pour projet de faire venir de beaux et grands auteurs dans la région, de les faire signer en librairie. Récemment, Pierre Bordage est allé à Aix et à Toulon. En 2018, Steven Erikson est allé à Aix et à Marseille. J’ai un certain plaisir et une grande fierté à faire venir ces auteurs chez nous et à les faire dédicacer dans des lieux où ils étaient sans doute peu présents jusque-là. Notre région a largement le potentiel pour accueillir de grands auteurs de l’imaginaire et servir de fer de lance à ce niveau. J’ai très envie d’aider à catalyser les énergies dans ce sens là, grâce à l’attractivité croissante de Leha mais aussi probablement à des projets complémentaires.

On souhaite aussi élargir notre catalogue et proposer de la littérature jeunesse/Young adult. C’est un sujet en réflexion.