La transmission du livre... en prison

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Comment devient-on bibliothécaire en centre pénitentiaire ? En quoi cela consiste-t-il ? Quelles sont les conditions d’exercice et les enjeux ? Blandine Scherer, qui occupe cette fonction aux Baumettes, à Marseille, nous en dit plus sur son poste assez rare.

La bibliothèque de la prison des Baumettes à Marseille

La bibliothèque de la prison des Baumettes à Marseille.

Le 4e protocole Culture/Justice, signé en mars 2022, réaffirme l’importance de garantir l’accès des personnes mineures et majeures suivies par la justice à une offre artistique et culturelle. Les bibliothèques en détention sont devenues des lieux centraux, principalement placées dans les Quartiers Socio-éducatifs (QSE) (regroupant salles polyvalentes, de cours, d’activités et de culte).
Chaque nouvel établissement pénitentiaire comporte son espace bibliothèque, conçu pour recevoir les lecteurs, bâtiments par bâtiments, dans des créneaux horaires contraints mais permettant d’emprunter un large choix d’ouvrages.
Des postes rémunérés d’auxiliaires-bibliothécaires sont proposés dans presque toutes les prisons aux détenus afin d’assurer l’ouverture et le fonctionnement quotidien du lieu ; leur suivi et formation par des professionnels restant un point sensible.
Un important travail de professionnalisation auprès des personnels (SPIP, surveillants, auxiliaires bibliothécaires) reste à réaliser.
Les partenariats avec les bibliothèques municipales et départementales du territoire sont essentiels pour acquérir une meilleure connaissance du métier, prendre contact avec des intervenants ou encore obtenir des conseils de lecture adaptés.
Des bénévoles interviennent parfois très régulièrement dans les bibliothèques de prison (anciens enseignants, retraités volontaires…), permettant un travail de fond.
Pour l’heure, les postes de bibliothécaires professionnels en détention se comptent encore, en France, sur les doigts des deux mains. Peu communs et sous des statuts différents (associations habilitées, fédérations nationales, délégation de bibliothèques municipales…), ils sont pourtant les garants d’un fonctionnement effectif de ces bibliothèques carcérales. Dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, il existe deux postes rémunérés à temps plein, financés à la fois par le SPIP des Bouches-du-Rhône et la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC).
Depuis 2015, l’Agence régionale du Livre suit l’évolution de ces bibliothèques et accompagne les établissements en Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Les fonds et les animations autour du livre sont régulièrement renouvelés grâce à la subvention pour les « publics spécifiques » du Centre national du Livre (CNL) et aux budgets des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (SPIP).
Rencontre avec Blandine Scherer, bibliothécaire aux Baumettes (Marseille).

C’est le hasard, et en même temps ça ne l’est pas ! Finalement, ce poste s’inscrit naturellement dans ma carrière. Je me suis formée à l’IUT métiers du livre de Dijon ; j’ai continué par une Maîtrise sur le patrimoine méditerranéen avant de réaliser un Master de développement interculturel en Méditerranée à Nice, en 2005. Mes premiers emplois ont été dans le milieu associatif, dans un premier temps pour la valorisation du patrimoine méditerranéen (à travers l’édition, la production d’expositions et l’organisation d’ateliers à Marseille), puis autour du récit (collecte et écriture d’histoires de vie individuelles et collectives). J’ai beaucoup appris et travaillé sur le terrain, notamment dans les quartiers populaires de Marseille et alentours au sein de l’association Récits. Après un DU « Histoires de vie en formation », j’ai œuvré à mon compte pendant cinq ans en proposant un service de biographie de famille. J’arrive à ce poste de bibliothécaire en prison en 2017, à la croisée des champs culturels et sociaux !
Le SPIP des Bouches-du-Rhône, qui a la compétence culturelle, cherche alors une personne capable de prendre en charge la création et l’ouverture des bibliothèques au cœur du nouveau bâtiment pénitentiaire marseillais appelé Baumettes II. Leur souhait était, au-delà de l’élaboration des collections et de leur informatisation, de lui déléguer la programmation culturelle autour du livre et la lecture mais aussi de former les auxiliaires-bibliothécaires. Cette forte volonté du SPIP de formaliser et développer une réelle dynamique dans les bibliothèques d’Aix-Luynes et de Marseille va permettre l’embauche de deux bibliothécaires.

Avoir deux temps pleins permet à la fois d’accueillir le public de chaque bâtiment (à Aix-en-Provence comme à Marseille), de former les auxiliaires-bibliothécaires de chaque lieu, mais aussi de préparer une programmation culturelle et de réaliser un vrai travail de médiation.

À Marseille, en plus de la bibliothèque principale (qui accueille maintenant un public mixte) et de la bibliothèque du quartier des femmes, des « annexes » - rebaptisées « points lecture » - permettent aux quartiers spécifiques de bénéficier d’ouvrages, éléments primordiaux dans ces moments d’exclusion. Ceux-ci (isolement, arrivants, unité des détenus violents ou encore le bâtiment du Structure d’Accompagnement vers la Sortie – SAS ouvert en 2019 à Marseille) ont des fonctionnements autonomes. Le partenariat avec les bibliothèques de Marseille ou avec le bénévole présent sur la SAS, est essentiel, tant pour le suivi des fonds spécifiques que pour la richesse des animations proposées en complément du programme de la bibliothécaire.

Travailler en prison, c’est accepter des conditions de fonctionnement restreintes. Il est indispensable de faire preuve d’une grande adaptabilité et de beaucoup de ténacité. Il faut parfois beaucoup d’énergie pour travailler dans ce contexte humainement difficile, dans un lieu peu commun et avec des interlocuteurs extrêmement variés. Les multiples contraintes de sécurité, de temps, de circulation et d’organisation en détention peuvent freiner le développement des projets et parfois même les motivations (celles des intervenants comme des participants) !
Je dirai qu’il faut savoir « agir dans la complexité », avec de la patience et de la diplomatie.
La temporalité en prison est très spécifique : je dois franchir dix portes pour arriver à la bibliothèque, on ne sait jamais combien de temps cela va prendre. Il n’y a pas non plus de moyens de communication depuis l’intérieur. Caler une programmation, passer une commande ou échanger avec un professionnel se prévoit sur des temps différés, depuis l’extérieur. L’anticipation est nécessaire pour arriver à monter des projets.
À mon sens, être expert en bibliothéconomie n’est pas le 1er atout pour un poste au sein de la détention ; les démarches de médiation me paraissent bien plus centrales. Bien sûr il s’agit, comme à l’extérieur, d’actualiser les fonds (entre une certaine exigence, un suivi de l’actualité et une grande diversification), de répondre aux demandes des lecteurs, des détenus moins à l’aise avec la lecture ou des non-francophones, mais aussi de fournir des propositions ajustées à ces endroits de privation, afin de faire le lien autant que possible avec le monde extérieur.
Les profils des personnes qui se croisent en prison sont très hétérogènes. Si certaines sont déjà lectrices et fréquentent naturellement la bibliothèque, la majeure partie des détenus sont des hommes, plutôt jeunes et éloignés du livre.
L’accessibilité des ateliers, la mise en place de rencontres très diverses, de discussions et de pratiques qui puissent parler à tous, est essentiel pour en faire un lieu vivant et sociabilisant. Proposer une programmation culturelle variée et régulière est indispensable afin de lever les blocages, briser l’isolement et attirer « ceux qui n’y viennent pas ». L’enjeu, au-delà de faire partager le plaisir de lire, c’est aussi la dimension sociale d’un tel projet. La lecture peut offrir des outils de compréhension de soi et du monde, d’élaboration de la pensée et devenir ainsi lieu d’émancipation.

Cela dépend de chaque prison ! Aux Baumettes, le rayon qui tourne le plus est peut-être celui des histoires de vie et des témoignages. La biographie de Jacques Mesrine ou les livres du journaliste Philippe Pujol sont très consultés mais aussi les mangas, la poésie, les ouvrages de philosophie ou les atlas.
De manière très schématique, les femmes lisent plus et sont plus intéressées par les romans. Les hommes, quant à eux, s’orientent davantage vers les documentaires, comme à l’extérieur.
Pour l’anecdote et d’après mes statistiques, les trois livres les plus empruntés en 2022 sont, dans l’ordre, L’anglais pour les nuls, Comprendre l’Islam et Ne t’arrête pas de courir de Mathieu Palain (ndlr. Auteur reçu aux Baumettes en 2022).

Aux Baumettes, il existe deux postes rémunérés d’auxiliaires bibliothécaires, un homme et une femme, qui sont des acteurs et des relais essentiels pour faire tourner la structure au quotidien. Les « auxis » détenus peuvent rester en poste quelques mois jusqu’à plusieurs années et sont associés au maximum dans les choix d’acquisition des ouvrages ou le fonctionnement des bibliothèques. Certains d’entre eux développent une réelle autonomie de travail que ce soit dans la gestion documentaire, l’accueil/le conseil aux lecteurs et lectrices… C’est vraiment motivant de les voir évoluer ainsi ! Un travail de suivi et de formation à la bibliothéconomie est mené auprès d’eux. Les compétences acquises au sein de la bibliothèque sont valorisables à la sortie de prison même si, pour l’heure, elles ne sont pas reconnues officiellement. Des démarches sont à réaliser du côté de la VAE et/ou de la formation d’auxiliaires dispensée par l’Association des Bibliothécaires de France (ABF).

Le partenariat avec l’Agence régionale du Livre et la demande de financement faite au CNL permet d’enrichir la vie de la prison. On y regroupe les achats de livre ainsi qu’une programmation culturelle annuelle en collaboration avec le coordinateur d’activités du SPIP. L’idée générale est de changer les représentations sur le livre et la lecture ! Nous proposons des rencontres d’auteurs mais aussi des projets d’écriture, d’édition, de réalisation musicale qui s’inscrivent dans une certaine durée et demandent de l’implication. Nous faisons appel à des auteurs, mais aussi des illustrateurs, des poètes, des artistes… Ainsi, nous avons créé un jeu de tarot spécial Baumettes, un livre de cuisine - adaptée à la détention - et de poésie sérigraphié ; en ce moment, un projet d’écriture de chansons et de chant choral est en cours.
L’offre est complétée par les animations des bibliothèques de Marseille, fortement appréciées par les lecteurs (clubs de lecture, karaokés littéraires, blind test, projections, ateliers Histoires et Jeux avec l’association du Relais Enfants Parents…).
Parallèlement, les Baumettes s’inscrivent dans des projets d’ampleur régionale ou nationale avec les enseignants de l’Éducation Nationale et les Bibliothèques, tels que le Prix littéraire des lycéens et apprentis de la région ou le Goncourt des détenus.
Encourager ce type de pratique est un moyen de rester en prise avec le monde extérieur, de prendre part à la vie citoyenne mais aussi de mobiliser et valoriser leurs facultés personnelles de création et d’expression.