Les bibliothécaires de la région s'interrogent sur le rapport actuel des adolescents à la lecture

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Pourquoi les adolescents lisent si peu ? Qu’apporte la lecture aux adolescents ? Comment les inciter à lire ? Quand ils lisent, que lisent-ils ? Et ces collections pour adolescents, qu’en penser, où les ranger ?

Partout chez les professionnels du livre, les parents, les médias, le même constat : les adolescents “décrochent” de la lecture lors du passage du collège au lycée. Parallèlement, le développement des collections pour adolescents depuis 30 ans est un phénomène marquant dans l’édition. Le “livre pour ados” devient un genre.
Le stage sur les collections pour adolescents en bibliothèque organisé par le CNFPT et ayant eu lieu du 8 au 11 décembre 2003 au CRFCB de Marseille ainsi que le colloque “Adolescents et littérature : pourquoi les faire lire ?” organisé par la Bibliothèque Départementale de Prêt 13 et s’étant tenu au Conseil Général des Bouches-du-Rhône le 10 février 2004 sont deux occasions de nourrir la réflexion sur le rapport actuel des jeunes à la lecture.

La crainte de stigmatiser

De peur de stigmatiser cet âge, les bibliothécaires, de même que les libraires, hésitent parfois à créer un rayon “ados”, et quand ils optent pour cette démarche, il reste à savoir si ce rayon sera approprié en section adultes ou en section jeunesse.
Avertissement sur le livre, pastille “ados”, tout est imaginé par ces professionnels dont le rôle de passeur aux compétences polyvalentes est primordial pour que, par exemple, un enfant qui lit Harry Potter et qui veut passer à autre chose y soit encouragé.
“Lecture adolescente” ? : les professionnels ont peur de reléguer l’adolescent à un espace circonscrit en lui donnant une littérature “faite pour lui”, une étiquette qui le limite et l’étouffe.
Enfin, les auteurs sont d’avis commun pour dire qu’ils n’écrivent pas pour un âge précis. Selon Michel Tournier1, le choix du destinataire relève sans doute davantage d’une politique d’éditeur que de l’écriture. Adapter l’oeuvre à un lecteur potentiel, c’est pour Jean-Paul Nozière tricher, tricher avec lui-même, tricher avec le roman, tricher avec ses personnages, tricher avec le lecteur.
Autant de questions qui amènent à se demander : c’est quoi être adolescent ?

Qu’est-ce qu’être “adolescent” ?

Dans Le Robert 1 : “âge qui suit la puberté et précède l’âge adulte”. Communément, c’est le passage de l’état d’enfant à l’état d’adulte.
L’événement central est la puberté, la maturité sexuelle. On le situe schématiquement entre 14 et 18 ans mais en réalité l’âge de l’adolescence s’étale de 12/13 ans jusqu’à 22/23 ans. C’est une longue période de recherche d’identité.
Le psychologue Jean-Marc Talpin2 explique que, dans notre culture, il y a un flou autour de l’adolescent. Dans les sociétés traditionnelles telle qu’en Amazonie, des épreuves rituelles sont initiées : l’enfant doit témoigner de sa capacité à devenir adulte par une mise à l’épreuve. En Argentine, on met à distance en envoyant les adolescents pendant un an chez leurs oncles. L’épreuve peut être symbolique, jouée. Les ethnologues nous montrent qu’il n’y a pas de crise d’adolescence lorsque le passage est structuré collectivement.
Dans nos sociétés, les rituels structurants ont disparu. Aujourd’hui, les rituels que représentent le passage d’un diplôme, BEP, BAC… viennent marquer la fin d’un cycle, mais ne débouchent pas systématiquement sur l’entrée dans la vie active. De plus, l’âge de la maternité et de la paternité, qui provoquent un basculement de position, a considérablement reculé.
Corps qui change, comportement régressif, provocation, inhibition, tout cela est à gérer par l’adolescent qui doit en outre supporter la pression de la publicité, des modèles tout en intégrant sa nouvelle liberté de penser, d’agir, de décider. Les ados sont philosophes : quel sens a la vie ? Est-ce que ça vaut le coup de vivre ? Est-ce que j’ai une capacité d’action sur le monde ?
“L’adolescence, c’est du vin nouveau dans de vieilles outres” selon Winnicott.
L’adolescence est un passage, et le livre aussi. Selon Michèle Petit3, anthropologue au CNRS, “une métaphore, une situation transposée dans une autre culture peut permettre de parler de soi, de son histoire, d’esquiver les voies toutes tracées des quartiers stigmatisés. Se sociabiliser, c’est quitter un état et aller ailleurs. Prendre une part active à son propre devenir par le biais d’un lointain. Lire c’est accéder à cet espace de soi, à ce lointain intérieur.”
Les pratiques culturelles sont une extension de cette ère transitionnelle.

Les pratiques culturelles des adolescents : et la lecture dans tout ça ?

Pour Jean-François Hersent, chargé de mission pour les études sur la lecture à la Direction du Livre et de la Lecture4, on assiste à un recul de la culture consacrée, à une période d’anti-intellectualisme avec une valorisation de l’éclectisme (prédominance de la culture informatique et technique). La consécration ne passe plus par l’école, mais par les média. Aucun écrivain (comme Gide, Camus, Mauriac, Paulhan…) n’est cité aujourd’hui, même par les jeunes en classes littéraires.
Les 15-17 ans (activités pratiquées tous les jours ou presque en dehors du temps passé à l’école) :
75 % regardent la TV, écoutent la radio ainsi que des CD.
61 % vont au cinéma (1 fois par mois).
54 % vont voir des amis tous les jours.
13 % lisent des livres, 18 % un journal, 20 % un magazine, 6 % des BD.

Qu’est-ce que l’acte de lire pour les adolescents ?

“C’est bien de lire” constitue la norme culturelle.
De plus, l’idée de l’existence d’une lecture légitime et d’une lecture illégitime est largement prégnante. Si je lis des journaux, des livres de pêche, je ne lis pas. Si je lis des romans, je lis. Il y a une hiérarchie de la lecture transmise implicitement : lire de la BD, par exemple, est rarement valorisant. Les adolescents développent un processus d’idéalisation de la lecture.
“Moi je ne lis pas, ça m’intéresse pas” : voilà un adolescent qui croit que l’on attend des choses de lui et pense ne pas être à la hauteur. Il a une réaction de provocation.
L’adolescent peut aussi donner un avis à tout prix pour ne pas avoir l’air d’un imbécile. Même si on lui demande s’il a lu un livre qui n’existe pas. C’est une réaction de prestance.
Quand on entend “moi je déteste lire”, on peut deviner “je n’arrive pas à lire un livre entier, ça me rend triste”. On revendique de ne pas aimer lire plutôt que de dire, “je n’y arrive pas”. Ne pas être un bon lecteur vexe.
Jean-Marc Talpin explique également que le livre peut être associé désagréablement à l’École, et la rencontre avec le livre réactiver un rapport complexe et difficile à l’instruction.

Les femmes lisent plus, et majoritairement des fictions ; les hommes lisent surtout des essais, des biographies. Cela se constate déjà à l’adolescence : les garçons lisent globalement moins, et davantage de documents. Ils cherchent des solutions, des repères… Quand on lit un essai, on est actif sur le plan intellectuel, on souligne, on prend des notes : c’est masculin. Quand on lit un roman, il faut lâcher prise.

Deux autres idées sont répandues : lire, c’est dangereux et lire, c’est pour les “intellos”.
La lecture de contes conforterait les enfants dans l’imaginaire et certains parents n’en lisent pas à leurs enfants, car ils estiment que cette lecture est nuisible. Cela fait croire “à des choses qui n’existent pas”, cela “maintient dans des illusions”. L’adolescent peut s’approprier ce type de raisonnement, estimant que la lecture est en dehors de la vie.
Se présenter comme lecteur, ce n’est pas valorisant pour un adolescent, c’est être un “intello” explique Jean-Marc Talpin. Pour Michèle Petit, les lecteurs agacent parce qu’ils s’échappent, ils sont anti-sociaux, on veut qu’ils rentrent dans le rang. Lire pour soi, et non pour s’instruire, peut être mal vu. Certains parents ont du mal à accepter que les adolescents prennent un moment pour eux : il faut lire pour l’école.
Il y a dans les livres un secret que ceux qui ne lisent pas aimeraient percer : “à l’école, on cognait sur ceux qui aimaient lire. Au fond, c’était de l’envie” a recueilli Michèle Petit.

Comment un adolescent vient à la lecture ?

Un déterminisme social ? Selon Michèle Petit, on invente son propre chemin vers la lecture. Même si on a accès aux livres par la famille, on se recrée par des chemins détournés son propre accès au livre. Jean-Marc Talpin explique que l’on devient lecteur par accident, grâce à la rencontre avec une figure qui amène à lire ; rien d’automatique, de déterminé. Un enfant peut ne pas lire pour embêter ses parents lecteurs. Mais il est important de ne pas rater le coche. Même si à un moment de sa vie, on ne lit plus parce qu’on s’investit dans autre chose (travail, famille, …), on peut se remettre à lire plus tard.
Pour Michèle Petit, le bond dans la lecture d’un adolescent qui n’a pas été baigné dans la culture de l’écrit se fait presque toujours grâce à un médiateur, des prescripteurs. Or les pouvoirs publics ont tendance à écarter les fonctions de médiation, de conseil, pourtant essentielles pour donner le goût de la lecture.

Ce que la lecture apporte aux adolescents
Une question, fondamentale avant l’engagement de toute action de prescription, est la suivante : pourquoi inciter des adolescents à lire de la littérature ?
L’évasion, la découverte, l’aventure, le plaisir, le rêve, l’émotion sont les vertus magiques de la lecture que les lecteurs recherchent à tout âge. On parle de soif de lire, de goût de lire, deux mots liés au plaisir gustatif, comme quoi la lecture tient du plaisir terrestre.
Outre le plaisir et la soif de découverte, l’adolescent cherche dans le livre une mise en forme de l’indicible, des représentations de ses fantasmes, des sujets tabous. C’est une recherche personnelle pour ne plus se sentir seul, partager son secret et éclairer des parts obscures. Ressentir fortement ce que l’auteur écrit, cela libère les tensions, cela transmet une force (qui serait comme déposée dans le livre) au lecteur. Ce processus de liaison est favorable à l’épanouissement (quand il y a déliaison, il y a un risque de graves pathologies). Selon Pascal Quignard, notre société a un besoin intense de récit (de réingurgitation de notre existence).
Pour Michèle Petit, les écrivains donnent du sens à ce que l’on vit, ils prennent le temps de s’arrêter sur des faits, des émotions.
Lire, c’est créer du lien avec ceux qui proposent le livre, ceux qui l’ont écrit, traduit, ceux qui l’ont lu, qui le liront.
Pour certains adolescents, la lecture peut être thérapeutique. On choisit sa vie quand on rentre dans un livre, une bibliothèque : on n’est pas ce que la société veut que l’on soit. “Sans la bibliothèque, je serais devenue folle” dit une jeune fille. L’école et les livres, ça peut apporter du calme quand rien ne va à la maison. Il existe un ailleurs, habitable. On peut éviter d’être l’objet du discours ou de l’opinion des autres.
Lire permet d’élaborer un espace à soi, explique Michèle Petit, où l’on ne dépend de personne. Cet ailleurs abordé grâce au livre ouvre sur un redéploiement des possibles ; car, par le biais des mondes autres, c’est soi que l’on trouve au bout du chemin. Lire c’est se construire une intimité rebelle.
Jeanne Benameur5, auteur de livres pour la jeunesse et animatrice d’ateliers d’écriture, témoigne : “créer des images à partir des mots, cette liberté, personne ne peut nous la voler, et pour des gens qui aiment avoir un jardin secret, la lecture est le moyen de le cultiver. Il y en a qui disent ne pas avoir d’imaginaire : ils occultent”.
Resituer encore et toujours la nécessité de lire, le plaisir que l’on peut en retirer, dire également que lire c’est aussi s’inscrire dans une culture de lecteurs, une chaîne d’amoureux de la littérature, voilà qui peut donner du sens à ce “combat” des prescripteurs.

Les ouvrages qu’aiment lire les adolescents

L’adolescent en général aime lire les récits de vie et des biographies (Moi Christiane F, l’Herbe Bleue, le Journal d’Anne Franck, toujours des best-sellers), il cherche à se confronter au réel, à s’initier en lisant des expériences difficiles qui vont lui permettre d’appréhender ce qui peut lui arriver. Il s’arme. Il s’aiguise.
Pour Jean-Marc Talpin, l’adolescence est la période la plus philosophique de la vie, la plus existentielle. C’est une période analogue à celle de la retraite : on recherche ses racines, on a besoin de s’identifier pour se connaître. On veut se donner des modèles pour se raconter sa propre histoire : c’est pour cela que l’adolescence est une période d’écriture du journal intime. Le livre fournit une manière de se saisir de sa propre vie. Du coup, après la lecture d’une biographie, on se met à écrire.
L’adolescent aime l’heroïc fantasy selon Patrick Borione de la librairie Colibrije à Paris : ancré dans les mythologies, les légendes, le genre donne à l’adolescent un miroir dans le passé où se projeter pour se prolonger, pour exister. Les adolescents adorent les grandes sagas car il est question des origines, du temps. La SF est une manière de parler du monde intérieur, d’angoisses plus primitives en s’échappant dans un monde qui n’existe pas.

Ce qui se produit lors de la lecture

Selon Jean-Marc Talpin, deux modes d’identification se mettent en place dans le temps de lecture :

  • l’identification au héros : quand des séries de livres pour adolescents sont créées, elles obéissent à un type que l’on répète de titre en titre, permettant une identification, une adhésion immédiate au personnage principal. Le modèle du héros canalise l’énergie du lecteur. Les héros permettent de rentrer dans la complexité des relations humaines, dans l’aspect psychologique en deçà de l’histoire.
  • l’identification à l’auteur : l’auteur = le narrateur = le personnage principal. Pourtant, intellectuellement, on sait bien que le narrateur et l’auteur ne sont pas les mêmes. L’adolescent signe un pacte autobiographique avec le livre.
    Deux processus sont en marche :
  • la référencialité, le principe de réalité : “C’est tellement bien que c’est sûr que c’est vrai. Pourtant je sais bien que c’est un roman”.
  • la mise à distance : on sait bien que ce n’est “qu”’un livre et pourtant pour le lecteur, il s’agit d’une histoire vraie. Le livre peut servir à amortir la rencontre avec la réalité. Le livre permet un certain recul, de construire des images internes. C’est ce en quoi la lecture est importante, et insupportable pour certains. On joue à se faire peur ce qui est positif. On peut facilement fermer le livre quand on veut. Dans les films gore, on est pris dans un rapport temps/espace défini que l’on ne peut interrompre pour souffler.
    Le livre, c’est à la fois la distance et la proximité (c’est justement parce que c’est suffisamment proche que ça marche).

Encourager les jeunes à la lecture apparaît donc fondamental, nécessaire : le jeune lecteur développe un rapport irremplaçable avec le livre puisqu’il s’y trouve et peut donc construire son identité en suivant ou réfutant des modèles, en s’appropriant des récits, en expérimentant d’autres modes de vie et d’autres schémas de pensée.
Ce déclic doit être favorisé : beaucoup d’adultes se souviennent d’un détail, d’une rencontre, d’une conversation qui a marqué indélébilement leur rapport au livre et à la lecture.
Aimer lire, en prendre l’habitude, c’est aussi développer les chances de s’ouvrir à d’autres pratiques culturelles, tant on sait que les lecteurs sont les plus grands “adeptes” de bien culturels (cinéma, théâtre, concerts…).

Notes :
1 Les enjeux du roman pour adolescents, Danielle THALER et Alain JEAN-BART, L’Harmatthan 2002
2 Intervention au cours du stage “les collections pour adolescents en bibliothèque“ 8-11 décembre 2003 CRFCB Marseille.
3/5 Colloque “adolescents et littérature, pourquoi les faire lire ?” 10 février 2004– BDP 13
4 Étude de M. HERSENT sur les adolescents et la lecture, disponible à la DLL.

Programmes :

Les collections pour adolescents en bibliothèque, stage de formation continue réalisé par le CNFPT, au Centre Régional de Formation aux Carrières des Bibliothèques - Marseille du 8 au 11 décembre 2003.

1er jour :
une approche du public adolescent par le psychologue Jean-Marc Talpin de l’Institut de psychologie de l’Université Lumière-Lyon 2 et un état des lieux des collections de fiction par Patrick Borione de la librairie Colibrije (Paris).

2ème jour :
présentation des genres littéraires (SF, Heroic Fantasy) et atelier d’analyse critique autour de deux romans.

3ème jour :
documentaires et périodiques, par Monique Siol de la Bibliothèque du comité d’entreprise Schneider Electric.

4ème jour :
quel accueil pour les adolescents, quelle politique d’animation ? par Marie-Noëlle George de la Médiathèque de Bron. Des bibliothécaires témoignent de leurs expériences avec les adolescents (Muriel Devaux de la médiathèque de Guilherand Granges, Michèle Dupouy de la médiathèque intercommunale de Miramas).

Colloque “Adolescents et littérature : pourquoi les faire lire ?” organisé par la BDP au Conseil Général 13 le 10 février 2004.

Le matin :
intervention de Michèle Petit, anthropologue au CNRS. Elle travaille depuis 12 ans sur la lecture, sur les peurs et résistances que la lecture suscite, réalise des entretiens approfondis avec des gens sur le terrain. Elle a coordonné il y a quelques années une recherche sur les jeunes de quartiers sensibles. Depuis, elle réfléchit plus largement sur la question des adolescents. Cette thématique est fréquemment proposée aux chercheurs.

Les pratiques culturelles adolescentes par M. Jean-François Hersent, docteur en sociologie, chargé de mission pour les études sur la lecture à la DLL, Ministère de la Culture et de la Communication.

Présentation de la maison départementale de l’adolescent des Bouches-du-Rhône par M. Guillaume Bronsard, pédopsychiatre.

L’après-midi :
Jeanne Benameur, auteur de livres pour la jeunesse et animatrice d’ateliers d’écriture. L’expérience d’une documentaliste de collège, Mme Cathy Rigal. Une table-ronde autour des expériences dans les Bouches-du-Rhône avec M. Bernard Busser, Directeur de l’éducation au CG 13, Mme Dominique Baudouin, inspectrice de l’Education Nationale, Mme Colette Garcia, coordinatrice départementale de l’Education Nationale et M. Jean-Guillaume Coste, chargé du livre à la DAAC de l’Académie d’Aix-Marseille.
Les actes de ce colloque sont disponibles à la BDP.