Olivier Marboeuf, la conversation au cœur de la médiation

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Auteur-conteur, commissaire d’exposition, théoricien de l’art et producteur de cinéma, il a fondé avec Yvan Alagbé dans les années 1990 les éditions Amok (devenues Frémok), éditeur de bande dessinée de recherche, puis en 2004 l’Espace Khiasma, centre indépendant d’art visuel et de littérature vivante. Toujours sur le terrain qui nourrit ses observations, il travaille actuellement à l’écriture d’un livre sur la question de la médiation culturelle, pour le partage d’une pensée élaborée par la pratique.

C’est un métier assez particulier à la France, pensé dans le cadre de politiques publiques de la culture nourries par l’idée qu’il fallait former des intermédiaires. Des personnes capables de guider, d’accueillir, d’orienter un ou des publics vers une expérience esthétique. Il faut savoir que la médiation culturelle a d’abord été développée dans les années 70, dans le champ de l’art contemporain, partant d’une sorte d’a priori qui est que le public a besoin qu’on l’accompagne pour comprendre ce que serait une œuvre contemporaine. La pratique s’est ensuite étendue plus largement aux institutions muséales, posant durablement la figure de l’intermédiaire accompagnant le regard du public, dans une sorte de continuité historique de ce qu’ont pu être les guides muséaux par exemple.

Si le domaine de l’art contemporain a longtemps été (pour ne pas dire historiquement) le plus grand pourvoyeur d’emplois dans le domaine de la médiation culturelle, on voit aujourd’hui cette question effectivement intégrée aux champs du livre et de la lecture. Certaines universités, comme par exemple celles d’Aix-en-Provence ou de Rennes, qui avaient jusque-là plutôt l’art dans leur viseur, proposent aujourd’hui des formations autour du livre. Mais une fois encore, la question de la lecture (et donc de la médiation culturelle autour de la lecture), est d’abord posée à partir d’une politique publique. Politique publique qui se concrétise autour de la médiathèque, l’endroit par excellence où se croisent des publics d’horizons très différents, sorte de plateforme où se rencontre la société. D’autant que la médiathèque reste un des rares espaces culturels en France dont l’accès est gratuit. Et de fait la question de la lecture est devenue centrale à une époque où les sources de savoirs se diversifient et ne reposent plus seulement sur la lecture, on pense bien-sûr, par exemple, à tout l’espace audiovisuel. On constate alors que la médiation culturelle liée à la lecture vise plus que jamais à accompagner une pratique. Ce qui pose selon moi une partie du problème : pourquoi certaines personnes doivent être accompagnées de manière privilégiée vers certaines formes de pratiques. Un a priori théorique et politique qui peut poser question.

C’est un peu compliqué car je travaille depuis longtemps. Certes, je suis autodidacte au départ, mais j’ai accumulé depuis pas mal de savoirs et d’expérience. Si dans le modèle français, le diplôme reste un objet très valorisé, il l’est beaucoup moins dans le monde du travail. Parce qu’en réalité, concrètement, les attentes des professionnels sont finalement plus liées au niveau des capacités. Comme par exemple, la capacité émotionnelle à être avec les autres. Moi par exemple, je suis originaire de Guadeloupe, j’ai grandi dans une banlieue parisienne populaire, je suis issu d’une famille nombreuse. Autant d’éléments a priori peu valorisés dans un CV et qui m’ont pourtant largement aidé dans mon parcours professionnel. Dans ma manière de réfléchir à la question de la médiation en incluant la diversité de la société. Je suis à la fois autodidacte et représentant d’une partie de la société qui est tellement sous-représentée dans le champ culturel que ça me donnait un énorme avantage professionnel, car je sais d’où et à qui je parle.

Il y a là un vrai paradoxe. Les formations en France sont envisagées comme une sorte de bouclier de sécurité. Les gens font des études pour s’éviter certaines choses un peu difficiles et s’en garantir d’autres. Le problème c’est que la médiation est tout le contraire de ça. Elle inclut une forme de risque relationnel (il faut être avec les autres pour agir). C’est un métier de terrain et non un emploi du tertiaire. En fait je crois qu’on forme les gens à se méfier des publics et à finalement développer des outils qui sont plus des outils de contrôle que de transmission. Quand on veut amener des gens vers la culture, on finit par créer une sorte de vecteur entre ceux qui n’auraient pas de culture et ceux qui en auraient, afin que ceux qui en ont puissent transmettre ce qu’ils pensent être la culture. Quand se pose la problématique des droits culturels, ça rebat enfin les cartes dans une perspective différente qui affirme que tout le monde a de la culture, que tout le monde est producteur de culture. Donc qu’il n’y a pas une part de la société qui va éduquer l’autre part de la société. Ça fait lentement vaciller la vision élitiste d’une culture dominante, remplacée par une capacité sensible à être « omnivore », à intégrer toutes les cultures. Et je crois que c’est cette évolution que doivent intégrer les formations pour parvenir à se dépouiller de cet imaginaire du « sachant », qui transmet à l’ignorant. Se débarrasser de l’idée qu’il y a des choses qu’il faut savoir. Ce qui modifie de facto la position du médiateur ou de la médiatrice (dans les faits ce sont majoritairement des femmes) devenant quelqu’un qui doit être capable d’articuler des savoirs différents dans un échange.

Totalement. Si on va au bout de cette idée qui dit que toute la société produit des savoirs, il est assez rapidement évident qu’il est plus important de prendre en compte tous ces savoirs, de les inclure plus que de les hiérarchiser. Qu’il s’agit de comprendre ce que la société fabrique plutôt que ce qu’elle consomme. Si vous restez dans une verticalité descendante, vous passez votre temps à dénoncer une société de consommation parce que vous ne voyez pas ce que les gens produisent. Vous ne voyez que la position du consommateur qu’il faut éduquer pour en faire de bons citoyens. Si on force le trait, on pourrait dire que pour l’instant, on attend des médiatrices qu’elles constituent des « forces de l’ordre culturel », qu’elles soient des « vigiles » de l’expérience esthétique. Je dis les médiatrices, car la médiation étant le champ le plus précaire de la culture, un des métiers les moins payés, les plus exposés, les moins considérés, c’est logiquement un endroit de surreprésentation des femmes, précarité et féminisation allant de pair, ici comme ailleurs.

L’accès au savoir reste socialement très hiérarchisé, et les savoirs « autonomes » largement sous-utilisés. Alors que la médiation devrait permettre à la France de devenir un pays avec un niveau de savoir bien supérieur à ses voisins, par le fait de son histoire (y compris coloniale). Mais pour ça, pour devenir un pays contemporain, il faut déconstruire et arrêter de vouloir garder la main sur les savoirs.

Oui. Il faut séparer la culture de l’industrie culturelle et placer la conversation au cœur de l’évènement culturel. Les objets culturels, s’ils sont des supports et peuvent même être d’excellents supports, restent des objets qui enferment dans une logique de consommation.

Les médiatrices le savent, faisant émerger une forme de savoir collectif issu du partage, très conscientes que la société produit beaucoup de savoirs et que l’institution continue trop souvent à se comporter comme si elle en était la seule détentrice. Il y a alors une disjonction entre l’institution et la société. La médiatrice se retrouve au milieu de cette disjonction. La médiation doit sortir de ça et accompagner ce changement. Sinon ses métiers, vidés de leur sens, vont devenir terribles à exercer (et il y a déjà beaucoup de souffrance au travail). Il faut assouplir les « forces de l’ordre de la culture » et sortir de la logique de consommation. Je pense que c’est ce qui doit changer et qui est en train de se jouer. La position de médiation qui me semble la plus désirable pour la société serait celle d’une médiatrice plus proche des gens que de l’institution.