Parler livres sur internet

Publié le

Par Sonia de Leusse - Le Guillou,
Directrice de Lecture Jeunesse (observatoire de la lecture des adolescents) et de la rédaction de la revue Lecture Jeune.

Non, la lecture n’est pas qu’une activité solitaire, silencieuse et intime. On s’informe, on se recommande des titres, on fait part de ses émotions en espérant convaincre les autres de se plonger dans l’univers, le style ou le récit qu’on vient de terminer. Clubs de lecture, émissions littéraires, échanges entre amis, conseils de bibliothécaires, coups de coeur de libraires restent des sources de prescription qui peuvent motiver, dans le temps, un achat, mais ce ne sont pas les seules. Les livres ont su se faire une place sur internet où se sont diversifiées leurs formes de prescriptions.

Je lis et je l’écris

Des blogs autour des livres se sont multipliés, certains généralistes, d’autres plus spécialisés dans un genre en particulier. Il s’agit pour celui qui l’anime d’y poster ses impressions de lecture, d’esquisser des analyses, souvent très empreintes d’affects, ou d’annoncer sa liste de lectures en attente. Les internautes peuvent laisser des commentaires et écrire à l’intéressé. Les blogs ont été la forme initialement dominante adoptée par les lecteurs pour partager leurs lectures. Cherchant à fédérer ces amateurs de livres épars pour créer de véritables réseaux de lecteurs, des plateformes se sont développées comme Livraddict , Libfly (site actuellement en travaux), Babelio , Goodreads ou Booknode par exemple.

On peut y poster ses impressions de lecture comme sur un blog, mais on peut surtout y suivre une grande diversité de lecteurs, se faire recommander des titres, participer à des jeux, exposer sa bibliothèque idéale ou réelle et découvrir celle des autres, suivre des membres dont on apprécie les publications, ou parfois être renvoyé sur leur blog quand ils en ont un. Ce sont bien les lecteurs, “critiques” amateurs, qui alimentent le contenu de ces sites. La différence majeure avec les blogs provient du nombre : nombre de commentaires postés sur les livres, de chroniques déposées, d’internautes qui les consultent ce chiffre étant, la plupart du temps, supérieur au nombre d’inscrits sur une plateforme. L’autre caractéristique, novatrice au départ, réside dans l’interaction que les membres peuvent avoir entre eux pour constituer un réseau même s’ils utilisent surtout les sites pour prospecter, confirmer un achat ou une intention de lecture.

Je lis et je le dis

Les blogueurs de la première heure, surtout les plus jeunes d’entre eux, ont suivi la diversification des
réseaux sociaux. Aux côtés de leur blog, une partie d’entre eux a élargi son activité sur d’autres canaux, avec d’autres ressorts, vlogs et/ou chaînes YouTube, qui viennent s’ajouter à leurs chroniques écrites. Lili bouquine ; Le souffle des mots ou; Margaud liseuse , pour ne citer qu’elles, ont ainsi prolongé leur blog en créant une chaîne Booktube, c’est-à-dire une chaîne YouTube sur laquelle elles postent régulièrement des vidéos centrées sur les livres. Elles s’y mettent en scène pour donner leur avis sur des titres qu’elles ont lus ou qu’elles envisagent de lire, répondre à des défis lancés par d’autres booktubeurs, proposer des marathons lecture, déballer des colis de livres (unboxing) ou faire un bookhaul – énumérer les livres qui viennent s’ajouter à leur PAL (pile à lire). Reprenant les termes et les codes utilisés par les booktubeurs anglo-saxons et hispanophones, dont le succès de certaines chaînes se compte en centaines de milliers d’abonnés, les booktubeurs français sont pourtant loin de leurs audiences, avec, pour les plus suivis d’entre eux comme Nine Bulledop ou Margaud liseuse, entre 60 000 et 75 000 abonnés. Leur public est jeune, souvent féminin, amateur de littérature de l’imaginaire, de romance et de littérature Young Adult.

Je lis et je le montre

On écrit sur ce qu’on lit sur son blog, on dit qu’on lit sur sa chaîne YouTube, on diffuse ce qu’on a posté sur Facebook et Twitter, et on met en scène les livres que l’on aime sur Instagram, le dernier venu des réseaux littéraires. On y trouve des bookfaces, des photos de visages qui prolongent la couverture d’un livre pour créer un effet inattendu et humoristique. Utilisé par des bibliothécaires américains pour changer la représentation des bibliothèques, ce procédé s’est répandu au-delà de la sphère professionnelle, parmi les lecteurs. Mais bookstagram ne se limite pas à ces images décalées. Le réseau est utilisé par des passionnés de livres qui publient des photographies de bibliothèques, composent de petits tableaux, comme des natures mortes voire des memento mori kitsch, dont le livre occupe la place centrale et les accessoires ou les objets assemblés autour sont, en général, signifiants. Quelques mots accompagnent l’image, une question, qui peuvent ensuite être commentés par les autres bookstagramers, qui donnent leur avis.

Les lecteurs sont des lectrices

On sait que les lecteurs sont majoritairement des lectrices. Ce sont elles que l’on retrouve également sur les réseaux sociaux autour du livre. Louis Wiart, un chercheur qui a consacré une thèse à la prescription littéraire sur les réseaux socio numériques, en a compté plus de 95%. Et, sans surprise non plus, une grande majorité d’entre elles sont de grandes lectrices (67% lisent plus de vingt livres par an). Mais, ce que l’on peut souligner ici, c’est que, si les communautés de lecteurs s’adressent à tous, elles sont en fait surtout composées d’adolescentes et d’étudiantes (77% d’entre elles ont moins de vingt-cinq ans). La couverture des livres, et, pour 46% d’entre elles, les critiques en ligne, déterminent leurs choix de lectures, bien avant les conseils des libraires ou des médias – les littératures de l’imaginaire, les genres qu’elles affectionnent plus particulièrement, y figurant peu.

Que font les éditeurs ?

Les éditeurs de littérature générale ont, dans l’ensemble, fait peu de cas de ces nouvelles formes de prescriptions. Ancrés dans des modèles déjà établis, ils n’ont pas perçu l’intérêt que pouvaient représenter ces nouveaux influenceurs (Bulledop; a désormais une chronique sur France 2) ni envisagé les lecteurs potentiels qu’ils canalisaient. Bénéficiant de moins de reconnaissance de la part des médias traditionnels, les éditeurs jeunesse ont, en revanche, rapidement saisi l’opportunité de toucher de nouveaux lecteurs sur internet ou de les fidéliser.

C’est sur la plateforme de blogs de Skyrock que Gallimard Jeunesse avait lancé son blog On lit plus fort ”, tandis que Nathan ouvrait Lire en Live , sa page Facebook. Hachette a lancé son propre site, Lecture Academy , pour fédérer un réseau de lecteurs, lui proposer des concours d’écriture, lui permettre d’échanger, que les titres abordés soient les siens ou ceux d’un autre éditeur. L’objectif est d’abord et avant tout de fidéliser un public, qui, à un moment ou à un autre, piochera dans le catalogue de la maison. Le nom de l’éditeur disparaît donc au profit d’un terme qui a du sens pour une communauté, agrégée autour d’un goût ou d’une pratique communs : lire « plus», en série;  pour Michel Lafon, arrête de lire  pour Flammarion sur Facebook ou Fyctia , plateforme d’écriture lancée par Hugo & Cie. En parallèle, les maisons d’édition ont sollicité ces critiques amateurs dès le développement des blogs, leur envoyant des livres en service de presse, que les blogueurs d’abord, les booktubers ensuite, sont libres de critiquer, dans les délais qui sont les leurs.

Pourquoi ça marche ?

Parce que ce sont des amateurs qui partagent leurs enthousiasmes ou leurs déconvenues, les lecteurs leur accordent davantage de crédit. C’est bien le terme qui ressort d’un sondage sur Twitter conduit par Nine” et Bulledop sur les critères de légitimité du booktubeur : ce ne sont ni le métier dans le milieu du livre (88%) du booktubeur, ni le nombre de ses abonnés (95,4%), ni son nombre de livres lus (62,6%), ni la variété de ses lectures (63%) qui importent. Comme sur les chaînes YouTube en général, c’est sa personnalité qui prévaut, sa “crédibilité” qui se substitue à sa légitimité. Il doit être authentique et livrer ses émotions.

Du lecteur à l’auteur

C’est aussi sur l’authenticité de textes écrits par des passionnées, que jouent les plateformes d’écriture en ligne sur lesquelles les lecteurs lisent et commentent des fanfictions – récits amateurs qui prolongent l’univers d’un livre existant ou inventent un récit à partir de personnages ou de personnalités – ou des textes écrits par les membres inscrits. Ces plateformes, Wattpad étant la plus importante, Scribay , Fyctia, Plume d’argent , et bien d’autres, regroupent des amateurs qui ont également contribué à modifier les formes de prescription : ce sont bien des lecteurs amateurs qui ont plébiscité des textes comme les bestsellers Cinquante nuances de Grey, fanfiction érotique de E.L. James à partir de Twilight, ou After, fanfiction 3.0 écrite sur son smartphone par Anna Todd. C’est parce que Melissa Bellevigne avait une audience assurée par sa chaîne YouTube beauté “Golden Wendy”, que son roman, Paranoïa a été publié par Hachette.

Une partie des booktubeurs les plus suivis en France ont eux-mêmes, in fine, publié un livre. Le souffle de Midas, écrit sur Wattpad par Alison Germain (“Lili bouquine”) est sorti aux édition du chat noir, Le pacte d’Emma de Nine Gorman est passé de chapitres numériques sur Wattpad à un livre grand format chez Albin Michel. C’est aussi sur Wattpad que sera d’abord publié son prochain livre à quatre mains avec sa coauteure, Marie Alhinho. Cette fois, ce sont les membres de la communauté qui influent sur les choix de l’auteure puisqu’ils deviennent prescripteurs de défis tout au long du road trip aux États-Unis des deux jeunes femmes. Leur objectif : « Sur les réseaux, nous allons partager notre itinéraire, et tout ce qui permettra de se figurer l’histoire au mieux. C’est un projet fou à vivre, parce que l’on pousse l’échange bien au-delà de ce qui peut se faire sur Wattpad ». Le mode de communication privilégié ? Les “stories” d’Instagram, éphémères, immédiates.

Albin Michel Jeunesse fait le grand écart en éditant deux types d’influenceurs radicalement différents, avec d’un côté, un récit interactif Young Adult caractéristique de la majorité des chaînes Booktube, et de l’autre, la publication de classiques ! 18 conversations désopilantes (et néanmoins érudites) sur la littérature, du duo de youtuber Le Mock , qui vise à dépoussiérer et analyser la littérature patrimoniale dans ses vidéos.

Une prescription décomplexée

On le voit à travers ces quelques exemples, la prescription se décomplexe. Avec ces réseaux plus particulièrement, émergent au grand jour une pratique, la lecture dite ordinaire, un lectorat, celui des jeunes adultes, et une offre éditoriale, la littérature jeunesse et Young Adult, souvent dénigrés et considérés comme illégitimes. C’est une toute autre image de la lecture qui est ici véhiculée voire revendiquée, celle d’une lecture affective, identificatoire ou passionnée. Elle s’oppose de plein fouet à la lecture esthétique et à la critique littéraire, dominante dans les médias, et pallie le manque de représentation des littératures de genre et de jeunesse.