Partenariats entre influenceurs et professionnels du livre : les bonnes pratiques

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Entretien avec Stéphanie Vecchione

Tout d’abord, pouvez-vous expliquer qui sont les influenceurs du livre ?

On observe beaucoup de profils différents. Selon moi, il y a déjà eu deux générations d’influenceurs qui se sont succédées autour du livre et de la littérature. La première génération est apparue vers 2006, il s’agissait de blogueurs, essentiellement des enseignants, des bibliothécaires, quelques libraires mais également des personnes n’ayant pas spécifiquement de lien avec le monde du livre. Ils étaient motivés par l’envie de montrer un autre visage de la littérature. À l’époque, à part la recommandation de son libraire, seule la presse permettait de faire une pré-sélection et de s’orienter dans l’offre de livres, et cette dernière ne traitait que très peu de littérature jeunesse. Ces blogueurs souhaitaient mettre en avant cette littérature et parler des livres qui n’étaient pas visibles dans les médias. Ces blogueurs étaient en majorité des femmes entre 25 et 35ans. Certaines sont devenues aujourd’hui des professionnelles du livre (auteures, directrices de collections, etc.). Ces blogs littéraires, en dialoguant entre eux sur le web ou IRL (in real life), ont tissé un réseau de liens qui a augmenté leur visibilité, visibilité qui perdure encore aujourd’hui.

La seconde génération, dont on a beaucoup parlé dans la presse, est apparue aux alentours de 2010 avec les médias sociaux. En exploitant ces nouveaux outils, cette génération est parvenue à sensibiliser le grand public, contrairement à la première génération, plus confidentielle et souvent limitée à un public d’initiés. Cette seconde génération était également composée en grande partie de femmes, mais elles étaient un peu plus jeunes (entre 15 et 25ans) lorsqu’elles se sont lancées. Les médias sociaux ont représenté pour cette génération un lien de socialisation possible autour du livre et de la lecture, un moyen de partager leur passion de manière décomplexée avec un public qui leur ressemblait. On retrouve dans cette génération une volonté de vulgarisation. Lors de leurs débuts, leur intérêt se portait surtout des livres Young Adult, mais en grandissant ces influenceurs (qui ont aujourd’hui entre 25 et 32ans) se sont ouverts à d’autres genres, accordant ainsi une place de plus en plus importante à la littérature contemporaine ou aux classiques par exemple. Comme pour la génération précédente, leur implication et leur amour du livre ont fait qu’aujourd’hui, nombre des ces booktubeurs et bookstagrameurs sont devenus des professionnels du livre.

Une troisième génération est aujourd’hui en train d’émerger, sur laquelle je ne peux pas encore me prononcer. Il n’y a rien de très net encore. Ce que l’on peut d’ores et déjà constater, c’est que nous sommes dans une ère de streaming et de contenus éphémères. Par exemple, les stories d’Instagram sont de plus en plus utilisées pour recommander des livres. Les booktubes aussi évoluent : on sent que la recommandation littéraire pure y est de moins en moins présente. Il y a moins de booktubeurs qui sont à côté de leur livre en train d’expliquer leur ressenti. Ils abordent plutôt des aspects comme leurs pratiques de lecture, des thèmes qui sont de l’ordre du lifestyle du livre (comment ranger sa bibliothèque par exemple, ou comment lire 20 livres en un mois).
On parle des influenceurs du livre, mais il ne faut pas négliger les influenceurs de segments spécifiques comme le design, le Do It Yourself, le développement personnel, etc. Il faut envisager aussi, à côté de ces influenceurs digitaux, la présence de leaders d’opinion, souvent des journalistes ou des libraires qui ont aussi une présence sur le web centrée autour de leur personnalité et de leur activité, mais qui n’en restent pas moins influents dans la recommandation du livre.

Les influenceurs du livre ont-ils un réel rôle dans la manière dont les lecteurs choisissent un livre ? Peuvent-ils produire un impact sur les ventes ?

Comme pour les journalistes, il est impossible d’obtenir un retour sur investissement (ROI) fiable. Quand on envoie une vingtaine de services presse à des journalistes et que l’on obtient une revue de presse fournie et de qualité, il est impossible d’en mesurer l’impact réel sur les ventes. Pour les influenceurs, le principe est le même. Et c’est particulièrement vrai dans le monde du livre car nous ne pouvons y appliquer les pratiques d’autres secteurs, comme donner un code promo à un influenceur pour que sa communauté passe commande sur un site marchand désigné.
Cependant, on constate que pour tous les produits, surtout culturels, on se fie de plus en plus aux avis de nos pairs, aux avis des autres lecteurs. Le lecteur à la recherche d’une lecture navigue aujourd’hui entre les recommandations sur les médias sociaux et les commentaires sur les sites marchands. C’est ainsi, à mesure que son exposition à un ouvrage grandit, qu’il se construit une image de cet ouvrage et détermine son achat. Dans une perspective plus sociologique, on dit que l’acte d’achat est motivé par un ensemble de liens forts et de liens faibles. Ainsi, si on lit plusieurs chroniques positives de blogueurs (liens faibles) et qu’une collègue de travail (lien fort) va également nous recommander chaudement ce livre, l’acte d’achat devient une évidence.
Si on se penche dans le détail sur l’impact des recommandations en ligne, on constate que les notations et les commentaires sur les sites marchands sont plus prédictifs que prescriptifs, c’est-à-dire qu’ils ne permettent pas directement de générer des ventes mais envoient des signaux aux partenaires commerciaux en démontrant l’intérêt des lecteurs autour d’un titre.

Pour les influenceurs, c’est différent puisque la communauté qui suit chaque influenceur est reliée à ce dernier par un lien qui est spécifique : il y a une projection vis-à-vis de la personnalité de l’influenceur, une confiance, un dialogue et une proximité qui s’instaurent. Une enquête américaine sur les micro-influenceurs (avec une communauté inférieure à 30 000abonnés) montre que 30 à 40 d’entre eux, sollicités en même temps, peuvent avoir un impact tangible sur les ventes, bien plus qu’une bannière achetée sur un média web, une publicité ou un article.
Pour avoir travaillé avec des micro-influenceurs, je sais que, lorsqu’ils sont intéressés par un livre, ils vont le soutenir et réussir à le rendre attractif pour une nouvelle génération de lecteurs. C’est particulièrement le cas avec des livres ou des séries littéraires qui ont déjà du succès et/ou un public d’habitués, et que l’on souhaite porter à la connaissance d’un nouveau public.

Comment choisir un influenceur ? Comment le contacter ?

Cela peut prendre un peu de temps. Souvent, les professionnels se dirigent vers les têtes d’affiche, c’est-à-dire les influenceurs les plus visibles, alors qu’il faut prendre le temps de comprendre leurs goûts, de vérifier si le catalogue est cohérent avec leur personnalité et leurs centres d’intérêts. La première chose à faire, c’est donc de regarder dans sa propre communauté (la communauté de l’éditeur ou du libraire) s’il y a des blogueurs, des personnes qui ont une présence sur le web et une petite communauté. Il faut commencer par eux, même si ce sont des influenceurs plus modestes. Cela va permettre de pouvoir, par la suite, atteindre des influenceurs plus importants, qui parlent à une plus large audience. Les influenceurs s’auto-recommandent entre eux, ils sont extrêmement reliés les uns aux autres.

Si l’on regarde d’abord dans sa propre communauté, on est sûr de toucher des lecteurs qui vont adhérer à notre catalogue, ou pour un libraire à notre offre (sélection et évènements). Il s’agit donc avant tout de détecter les personnes qui sont déjà force de recommandation sur les livres et ensuite, par capillarité, d’observer sur les médias sociaux à qui ils sont reliés et à quels autres acteurs ils se fient. C’est ainsi que l’on trouve des influenceurs pertinents. Une fois la relation nouée, cela prend du temps également pour l’entretenir. Certaines maisons organisent des évènements influenceurs réguliers, d’autres envois des mails personnalisés pour les tenir informés de l’actualité de la maison, d’autres encore prennent des nouvelles et s’impliquent dans la vie de l’influenceur (déménagement, naissance, anniversaire). Quand je travaille avec des attachés de presse, ils me disent que finalement, le travail à mettre en place avec les influenceurs est très proche du travail qu’ils mettent déjà en place avec les journalistes. C’est pour la partie marketing digitale que la gestion de ces relations est plus ardue, puisque cette partie implique rémunération et négociation.

Quels types de partenariats existent ?

Avec la plupart des influenceurs du livre, les partenariats sont de type non commerciaux. Dans le cadre d’un service presse ou d’un concours, on est dans un partenariat non commercial. D’ailleurs, les influenceurs ne demandent pas de rémunération pour ce type de services. Les éditeurs fournissent finalement à l’influenceur du contenu et un outil d’animation intéressant pour sa communauté. Et l’influenceur ne parle du livre que lorsqu’il l’a aimé ou que sa critique est constructive. Dans le cas contraire, il s’abstient. Il ne s’agit donc pas d’un rapport commercial.
Par contre, dès que l’on demande un peu plus de travail à l’influenceur, comme une vidéo dédiée, par exemple, on met alors en place avec lui un partenariat de type commercial. Decitre a monté un partenariat de ce type avec la booktubeuse “Bulledop”, notamment pour présenter l’offre et l’équipe de la librairie de Levallois. De la même façon, lorsque l’on demande à un influenceur d’animer le compte Instagram de sa maison d’édition ou de sa librairie pendant une journée ou une soirée, ou même de couvrir un événement, cela se fait possiblement dans un rapport commercial.
Enfin, le type de partenariat dépend également du niveau d’influence de la personne : si elle a une énorme communauté, il est fort probable que la plupart des partenariats soient commerciaux. C’est le cas pour certains genres littéraires comme le manga shonen : certains influenceurs ont des communautés autour de 500 000 abonnés. Pour ce type d’influenceurs, tous les partenariats sont commerciaux services presse mis à part.

La mise en place de partenariats est-elle possible/avantageuse pour tous les types de professionnels ?

Je ne recommanderais pas les partenariats commerciaux à un petit éditeur, sauf s’il a un enjeu très important autour d’un livre et qu’il a un budget de lancement élevé. Un tel investissement peut remplacer de manière bien plus efficace l’achat de bannières dans les médias en ligne ou la publicité sur Facebook.
S’il ne s’agit pas d’un lancement à fort enjeu, je recommanderais plutôt de miser sur l’entretien de partenariats réguliers avec des influenceurs au travers de services presse, d’invitations à des salons et festivals, etc. Entretenir un ensemble de partenaires intéressés et engagés autour de son catalogue a des répercussions sur toutes les nouvelles sorties mais également sur le fonds de catalogue.

Quels conseils donneriez-vous aux professionnels ?

Les médias sociaux et les relations influenceurs sont étroitement liés, donc la première chose à faire est d’être visible sur ces médias. Pour une part, le travail consiste à en faire un point de rendez-vous, d’information et de discussion pour ses partenaires professionnels et ses lecteurs. L’autre partie du travail sur ces médias consiste à bien saisir et transmettre ce qui constitue son identité et sa différence.
Une fois cette première communauté fédérée, on peut déjà commencer à y chercher à des membres influents ou simplement impliqués comme prescripteurs sur le web. C’est en observant parmi nos abonnés les lecteurs les plus actifs et qui sont force de recommandation que l’on va comprendre à quels influenceurs s’adresser. Après, il s’agit de fonctionner par capillarité : on va essayer d’accéder à des influenceurs plus importants, en ayant un atout puisqu’on aura déjà convaincu d’autres lecteurs influenceurs. C’est donc un processus en trois temps : bien installer sa présence sur les réseaux sociaux ; comprendre qui dans sa communauté a une parole qui compte ; et utiliser ces atouts pour nouer des relations avec d’autres acteurs qui ont une plus forte visibilité et qui s’adressent à d’autres communautés.

Pour conclure, certains genres littéraires - comme le Young Adult ou la romance - dominent les productions des influenceurs. Y a-t-il des influenceurs pour tous les genres littéraires ?

Il est vrai que les communautés sur la romance, le Young Adult, et la SFFF (sciences fiction, fantastique, fantasy) sont énormes et très visibles sur le web. Cependant, il existe des communautés sur tous les genres éditoriaux. Il s’agit simplement de prendre du temps pour les cibler correctement. Par exemple, un éditeur qui sortirait un album jeunesse sur les enfants précoces pourrait se diriger vers des blogs influents sur la jeunesse, mais également vers des blogs spécialisés sur le sujet de l’éducation voire sur la thématique de l’enfant précoce précisément. Les thérapeutes blogueurs pourraient également être des relais pertinents.
Pour chaque ouvrage qui sort de la ligne éditoriale d’un éditeur, la mise en place en librairie va être plus difficile. A ce moment là, des relations influenceurs bien pensées peuvent non seulement donner de la visibilité mais également déclencher des ventes directes. C’est atout sur des segments peu visibles en librairie et moins courus du grand public.