Lieux de savoirs : trois pistes de réflexion

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Pour l’historien des lieux et des pratiques de savoir sur la longue durée et dans le pluriel des cultures, les expérimentations contemporaines présentées dans cet ensemble de contributions ouvrent un espace de réflexion à la fois dépaysant et familier.

Au fond, qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? S’agit-il d’un espace physique et circonscrit, d’un dispositif architectural, d’un lieu institué par les objets et les acteurs qui le fréquentent ou par les opérations qui y prennent place, ou encore de tout support d’une inscription (un énoncé, des signes, un schéma), voire d’une abstraction immatérielle ? On peut aussi se demander si les lieux de savoir sont uniques, différenciés par des singularités qui interdisent toute généralisation, ou si au contraire ils ont une dimension générique, s’ils s’organisent selon des typologies ou des topologies, voire selon des géographies.

Et faut-il parler de savoir ou de savoirs ? Que l’on privilégie une catégorie englobante ou la variété infinie des formes de savoirs lettrés, techniques, corporels, scientifiques, spirituels, dans tous leurs recoupements possibles, on doit prendre en compte les modalités de leur existence, matérielle ou immatérielle, incorporée ou mentale, objectivée sur des supports ou encodée dans des inscriptions, des discours, des gestes et des chaînes opératoires.

À défaut de répondre frontalement à ces questions, un premier fil de réflexion conduirait à réfléchir à la dimension sociale des savoirs, et à remettre en cause les hiérarchies et dissymétries qui paraissent si naturelles entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre experts et profanes, entre maîtres et élèves, entre prescripteurs et consommateurs, entre énonciateurs et destinataires, entre grandes figures anthologiques et acteurs anonymes.

Dans les temples mésopotamiens comme dans les universités et les laboratoires de l’Occident moderne, dans les ateliers des compagnons comme dans les bibliothèques d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, les savoirs organisent des « mondes sociaux », pour reprendre la notion du sociologue Anselm Strauss, où coexistent et interagissent de multiples acteurs, humains et non humains, individuels et collectifs, dans un continuum d’activités entremêlées, des plus humbles aux plus valorisées, des plus matérielles aux plus conceptuelles, dans des réseaux de collaborations qui permettent l’accomplissement de tâches complexes : transmission, enseignement, fabrication d’artefacts, production de la preuve, du sens, du droit ou de la vérité, exercice des pouvoirs administratifs et politiques, actions sur le vivant, la matière et le social, apprentissage et pratique des techniques du corps, etc.

Autant que les statuts socio-professionnels ou institutionnels, il conviendrait d’évoquer des positions mobiles et évolutives dans des sphères d’action complexes, où chacun a un rôle à jouer, dans le maniement des signes et des médiations opératoires, dans les partages de savoir-faire, qui rendent possibles la pensée, le discours, l’action. Un même champ de savoir peut être investi par différents mondes sociaux, chacun avec ses contours et ses logiques propres, mais néanmoins interdépendants : comme Michel de Certeau l’a montré, entre les experts et les amateurs, les enseignants-chercheurs et leurs étudiants, les professionnels et les dilettantes, les ingénieurs et les bricoleurs, les producteurs et les consommateurs, il est de multiples connexions, échanges et jeux d’imitation qui peuvent prendre la forme d’un braconnage ludique, imprévisible et libertaire sur les terrains les plus académiques.

Un second fil à dérouler serait celui des pratiques qui sous-tendent la vie des savoirs, leur production, leur validation, leur réception et leur partage social.

Les savoirs les plus conceptuels partagent avec les savoirs de la main artisanale une dimension fondamentale : ils reposent sur des séquences opératoires, ils mobilisent des outils et des matériaux, ils fabriquent et mettent en forme des artefacts. Que l’on travaille avec des mots ou du bois, avec de la pierre ou des nombres, avec des idées ou des entités biologiques, sur le visible ou l’invisible, l’activité savante se décompose en des séries de gestes, en des successions d’étapes qui peuvent être codifiées par des protocoles et régies par des ergonomies formelles, mais aussi animées par les multiples variations des savoir-faire individuels, des tours-de-main et des manières de dire ou de penser propres aux acteurs qui détournent et adaptent les pratiques normalisées. Les dimensions du know how, du do it yourself, du bricolage manuel ou intellectuel sont au cœur des apprentissages : un enseignant-chercheur en sciences humaines et sociales, par exemple, transmet aujourd’hui à ses étudiant(e)s des savoir-faire, des schèmes opératoires, un art de la recherche, autant que des contenus factuels ou conceptuels.

De la prise de notes aux constellations heuristiques du mind mapping, de la collecte d’informations aux outils critiques qui permettent de les confronter, de les filtrer et de les hiérarchiser, des schémas de raisonnement et de composition orale ou écrite aux techniques de navigation à travers les flux de données et les archipels de signes, de textes et d’images, le plus important réside sans doute dans la maîtrise de tactiques  qui permettront à la fois de se situer dans un espace de communication sociale, tout en ouvrant le spectre de la créativité individuelle, y compris dans ses dimensions les plus transgressives.

Les arts des signes, du langage, de la pensée, de la matière brute ou vivante pourraient  être décrits et analysés à partir des opérations et des outils propres à la création musicale contemporaine : l’outillage informatique génère de multiples savoir-faire où la programmation réfléchie côtoie le bidouillage intuitif, où la composition écrite coexiste avec le remix et le réemploi à l’oreille de matériaux sonores hétéroclites. Une même palette d’instruments et logiciels ouvre un espace infini de créativité. Les lieux du savoir musical font coexister programmeurs et improvisateurs, techniciens et DJs, claviéristes et sound designers, compositeurs en studio et performers des scènes vivantes. Entre les uns et les autres, des savoirs circulent, des pratiques sont reproduites et adaptées, des outils sont détournés de leurs usages premiers.

Monde social, atelier-laboratoire, un lieu de savoir est un espace de production d’artefacts à partir de différentes opérations de manipulation et de transformation de matériaux bruts.

Ces opérations se définissent par leur fluidité et leur transitivité : l’accès à une source imprimée, audiovisuelle ou numérique, par exemple, permet d’extraire des informations, celles-ci seront interprétées, critiquées et comparées à d’autres pour contribuer à la compréhension d’une situation, à la résolution d’une question, à l’élaboration d’une argumentation ou d’une démonstration, ou encore à une prise de décision et à l’engagement dans l’action.

La prise de notes à partir d’un texte, qu’il s’agisse de la copie d’un support à l’autre ou d’un copier/coller entre deux applications informatiques, s’apparente à des opérations de prélèvement sélectif d’énoncés, d’idées, d’informations qui joueront à leur tour un rôle opératoire dans la production de nouveaux énoncés et de nouvelles idées, voire de nouveaux textes. Un lieu de savoir se définit donc par son potentiel performatif, par les opérations de manipulation et de transformation qu’il rend possibles, dans la diversité des pratiques des acteurs et des contextes où ceux-ci évoluent.

Telle serait notre troisième perspective de réflexion. Nous pourrions évaluer la performativité des lieux de savoir en fonction des parcours qu’ils permettent, des distances couvertes par ces parcours, des dimensions et des horizons ainsi reliés et traversés. Un lieu de savoir a en effet un pouvoir de connexion : il relie les acteurs, ici et maintenant, au très lointain, au passé proche ou reculé, au contemporain ou au futur, au visible ou à l’invisible, au physique ou au métaphysique.

Il leur permet d’adopter différents positionnements, prendre de la hauteur ou du recul, opter pour une vision rapprochée ou globale, pour différents niveaux d’approfondissement, du visible et du littéral aux abysses ouvertes par la quête du sens caché ou des lois physiques sous-jacentes aux phénomènes. Ces connexions ont une dimension sociale évidente. Elles créent des communautés d’interprétation et de savoir, elles tissent du lien social par les options philosophiques, éthiques ou politiques, elles contribuent à la formation d’une intelligence collective et d’une opinion publique, par la contagion des idées, la quête des consensus comme l’affirmation des différences.

Bibliothèques et médiathèques, dans nos sociétés contemporaines, perpétuent la vocation séculaire de ces lieux privilégiés d’accès aux savoirs, aux sagesses et aux informations tout en répondant à de nouveaux défis technologiques, sociaux et politiques. Elles croisent les enjeux du libre accès à la culture, aux savoirs et à l’information comme les exigences d’une citoyenneté éclairée par l’apprentissage du discernement critique, les défis de la formation permanente et l’encouragement de pratiques culturelles qui redonnent à l’homme ordinaire, au consommateur, au bricoleur un rôle et un espace créatifs. Elles sont les agoras de nos cités post-modernes, où se déploient une nouvelle économie des signes, des savoirs et des savoir-faire, une économie du partage et de l’enrichissement culturel.

Christian Jacob
Directeur d’études à l’Ehess
Directeur de recherche au CNRS
UMR 8210  Anhima “Anthropologie et histoire des mondes anciens

Jalons bibliographiques

Michel de Certeau, L’invention du quotidien, I. Arts de faire, Edition de Luce Giard, Paris, Gallimard, folio essais, 1990.

Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir 1. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007.

Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2011.

Christian Jacob, Qu'est-ce qu'un lieu de savoir ? , OpenEdition Press, 2014.