Édition : porter les voix féministes

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À l’heure où le féminisme est dans toutes les conversations, comment l’édition peut-elle servir ce sujet d’actualité ? Être indépendant est-il alors un avantage ? Quels sont les auteurs et autrices qui abordent ce thème et rencontrent-ils le succès attendu ? Autant de questions auxquelles les fondatrices de Nü, Les Prouesses et Hors d’atteinte, maisons d’édition installées en région, tentent de répondre.

Ces dernières années, plusieurs maisons d’édition féministes ont vu le jour en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Comment en arrive-t-on à créer une telle structure ?

“Chez Nü, le cœur de notre ligne éditoriale c’est la promotion d’une littérature plus égalitaire sur la question du genre, et particulièrement dans les livres proposés aux enfants. On souhaitait sortir des stéréotypes des lectures jeunesse, mais tout naturellement, sans stigmatiser”, détaille Anne-Lise Nadaud. Les deux co-fondatrices des Prouesses, elles, se sont rejointes sur le regret de ne pas détenir certains textes qui leur paraissaient essentiels : “Le plus grand nombre de nos livres étaient écrits par des auteurs masculins occidentaux, explique Flora Boffy-Prache. De par notre cursus, nous avions étudié des parcours moins connus, notamment en littérature francophone africaine. Il y avait des écrivaines aux voix puissantes, des écritures et des sujets que l’on souhaitait voir dans nos bibliothèques.”

Marie Hermann (Hors d’atteinte) souligne les avancées du débat public sur le racisme et le sexisme depuis le début des années 2010 : “Les réseaux sociaux ont permis une prise de parole des concernés, qui ont pu s’exprimer, comme pendant #metoo, se regarder, se rendre compte qu’ils existaient”. Ces sujets sont dans l’air du temps, selon les trois éditrices : “Ils touchent la moitié de la population, détaille Flora Boffy-Prache. Et, après #metoo, de façon particulièrement forte, avec des médias qui ont énormément relayé, problématisé, vulgarisé, avec des podcasts, des séries…”.

Éditer est aussi leur réponse à cette situation : “L’édition a toujours été un moyen de lutte pour se faire entendre”, fait remarquer Anne-Lise Nadaud. “Ce métier consiste à essayer d’avoir un coup d’avance, à sentir ce qui nous travaille, ce qu’il va nous falloir”, abonde Marie Hermann, faisant remarquer que les ouvrages édités irriguent l’ensemble du débat public : “quand quelqu’un va défendre une idée dans un média, il s’appuie sur un livre”. Autre intérêt pour elle, replacer les questionnements dans le temps long et dans la profondeur : “On installe des œuvres qui durent, auxquelles on revient dans quelques années. On creuse, aussi.”

La ligne éditoriale est donc influencée par les préoccupations actuelles : “Elle change avec le monde”, constate Marie Hermann, pour qui “chaque livre est une pierre qui nous amène à une autre”. Le dernier essai publié par la maison d’édition, Comment devenir moins con en 10 étapes, est une prise de parole de l’auteur Quentin Delval sur ses automatismes masculins.
Ce livre s’inscrit, selon elle, dans une réflexion portée notamment par deux des titres emblématiques édités par Hors d’atteinte : Notre corps, nous-mêmes, réécriture par un collectif de femmes d’un texte féministe fondateur des années 70 et Comment devenir lesbienne en 10 étapes, par Louise Morel, qui jouait sur les mêmes codes du développement personnel. Des étapes successives ou simultanées d’une réflexion féministe - émancipation, tentation d’un séparatisme, dialogue sur de nouvelles bases… - qui sont elles-mêmes traversées au sein des discussions militantes.

Parmi les autres livres phares de Hors d’Atteinte, il y a aussi Autrices, ces grandes effacées qui ont fait la littérature, un recueil de textes choisis et présentés par Daphné Ticrizen et préfacés par Titiou Lecoq. Celui-ci répond à la tendance actuelle à redécouvrir les figures féminines du passé, et à rendre aux femmes leur place dans l’histoire. Un enjeu au cœur de la ligne éditoriale des deux autres maisons.

Après avoir réédité Marie Le Jars de Gournay, Nü maison d’édition travaille ainsi sur la Défense des droits des femmes de Mary Wollstonecraft, féministe britannique du 18e, avec une préface de Virginia Woolf inédite en France, ou encore sur des productions concernant Camille Claudel, sculpteuse du 19e siècle et Émilie du Châtelet, femme de lettres des Lumières.

La redécouverte est aussi l’ADN des Prouesses, qui traduit des publications inconnues en France ou réédite des écrits aujourd’hui indisponibles mais “fondateurs, par les premières femmes écrivaines publiées ou les premières à s’exprimer sur certains sujets, des défricheuses”, précise Flora Boffy-Prache. Des textes anciens mais toujours pertinents, choisis car ils font échos aux problématiques actuelles, avec la volonté de décaler le regard. Portée par le bon accueil du roman Un chant écarlate de Mariama Bâ en 2022, la maison d’édition mise cette année sur une anthologie d’Audre Lorde, poétesse et militante afroféministe américaine.

Le fait d’éditer en indépendant est-il un atout pour l’édition féministe ? Pour Flora Boffy-Prache, le modèle associatif des Prouesses leur permet de publier des textes qui n’intéressent pas d’autres maisons : “On n’est pas soumis aux mêmes impératifs financiers et on a plus de liberté. On ne cherche pas la rentabilité, mais l’équilibre. Nous publions ce qui nous paraît juste et nécessaire.” Audrey Lorde, par exemple, est très connue des milieux militants mais n’a pas été publiée en France parce que considérée comme trop marginale : “On s’adresse à un lectorat de niche avec des attentes spécifiques et précises.” Un succès par an leur est tout de même nécessaire pour porter les autres publications.

Marie Hermann insiste de son côté sur le fait que les titres emblématiques de la maison sont aussi ses succès commerciaux. Ce n’est pas seulement une question économique : “On fait des livres pour être lus, pour que ça prenne”, explique-t-elle, ajoutant que l’édition ne doit pas être une tour d’ivoire ou un hobby, même si “en tant qu’indépendants, on n’a pas envie d’une rentabilité au titre”.

L’indépendance signifie aussi des moyens réduits. Les Prouesses s’appuient, pour certains titres, sur le financement participatif. “Avec trois livres par an et des petits tirages, ce n’est pas possible de ne pas faire de vente directe”, explique Flora Boffy-Prache, indiquant que le modèle fonctionne bien et permet de prendre en charge certains coûts fixes. Nü maison d’édition souhaite également lancer une collecte de fonds autour de son projet d’essai sur Camille Claudel, avec l’enjeu de “rémunérer les auteurs et une illustratrice à hauteur de leur vrai travail”.

Côté diffusion, si Les Prouesses s’appuient sur les diffuseurs indépendants Serendip et Paon, et Hors d’Atteinte sur Harmonia Mundi, le relais des titres par les librairies alliées et en particulier le petit réseau de commerces féministes est essentiel.

Ce qui est certain, en tout cas, c’est que les textes sont là, en particulier en littérature. Marie Hermann indique être surprise du nombre de manuscrits qu’elle reçoit, environ 3 par jour, et de leur qualité : “Au départ, je pensais que ce serait plus difficile de publier des gens jugés “non légitimes” par les maisons d’édition, qui n’ont pas le même rapport au scolaire et à l’écrit, que ce serait difficile de les trouver, mais en fait non, déclare-t-elle. Les gens “minorisés” ne sont pas éloignés du livre !”. Elle insiste sur le fait qu’il s’agit pour beaucoup d’auteurs jeunes, dans la vingtaine d’années, qui s’adressent peut-être à Hors d’atteinte en raison de sa ligne éditoriale très lisible et de son effort de représentativité parmi ses auteurs.

Si Les Prouesses ne publient pas de littérature contemporaine, Flora Boffy-Prache fait le même constat concernant les manuscrits reçus par les autres maisons d’édition où elle travaille. “Avec la vague Black Lives Matters (BLM), il y a eu une convergence des problématiques sexistes et racistes. Ça a été relayé, embrassé par une jeunesse qui s’est politisée sur ces sujets, analyse-t-elle. Ils sont abordés sous l’angle de l’intime, et l’intime fait partie de ce dont s’empare la littérature. La littérature, l’écrit, sont le lieu pour s’exprimer sur cela…”.

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