IA & création : lecture et parole

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Par Jean-François Paillard, journaliste, vidéaste et écrivain.
« L’IA est là. Et l’IA est en train de tout changer dans les domaines de l’écriture. En quoi exactement ? Jusqu’à quel point ? Dois-je m’en réjouir ? Me lamenter ? Profiter de l’aubaine ? J’ai essayé d’y voir un peu plus clair. Sans prétention aucune, bien sûr. Il y a eu des lectures de textes - pas que les miens - et des bouts de réflexions. J’ai lu sans doute beaucoup : je suis un homme de l’écrit[…] ».

« L’Intelligence artificielle, à mon avis, n’a rien d’intelligente. Pour moi c’est l’intelligence des hommes passée à la moulinette du numérique. C’est un truc qui permet à partir de milliards de données de fabriquer des articles, des journaux, des livres, des écrits. Je vois ça comme une gigantesque usine à fabriquer du matériau fictionnel disponible pour tous. Cette IA, à laquelle on a accès plus ou moins gratuitement sur le net n’est pas uniquement un immense robot constitué d’algorithmes plus ou moins complexes. Il ne fonctionne pas du tout en automatique. L’usine en question a besoin, comme toutes les usines, de petites mains humaines. La généralisation de l’IA suppose qu’on valide deux choses.

Tout d’abord, l’apparition d’une nouvelle catégorie d’esclaves modernes : les dizaines de milliers d’hommes et de femmes en Inde, au Bangladesh ou ailleurs qui alimentent, vérifient, valident les milliards d’informations remâchées par cet énorme moteur numérique. Ensuite, l’explosion de la demande mondiale en énergie. Deux éléments qui contreviennent à une éthique sociale, environnementale, voire écologique.

« L’usage de l’IA pose une question centrale qui nous concerne nous les auteurs : qui est réellement l’auteur de ce qu’on voit, de ce qu’on entend, etc. Ou plutôt l’auteur est-il pleinement l’auteur de ce qu’on voit, de ce qu’on entend ou de ce qu’on lit ? ».

Notre réponse peut différer selon que l’on parle d’écriture, d’image et de son. On a admis il y a longtemps que les artistes de l’image et du son peuvent faire appel à des technologies sophistiquées leur permettant de fabriquer des œuvres qu’ils peuvent revendiquer en tant que créateurs, quitte à déléguer une partie voire la totalité du travail de réalisation à d’autres.

Mais dans notre imaginaire collectif, la littérature devrait être le fruit d’un seul créateur, travaillant sans filet, sans aucune aide que son imagination et sa maîtrise de l’écriture. Pourquoi est-ce qu’on pense cela ? On est dans une pure éthique de l’inspiration, héritée peut-être d’une vision religieuse. Il y a un côté magique et humain dans le maniement du langage. La langue peut tout. Il y a aussi une dimension romantique de la langue. Théoriquement, le monde marchand lui est étranger.

Il y a des arguments qui vont à l’encontre de ce que je dis, évidemment. La première chose que l’on pourrait discuter, c’est l’idée que l’usage de l’IA constituerait une rupture totale par rapport au travail d’écriture immémorial. Mais l’IA n’arrive pas comme cela, il y a eu une évolution du travail de l’écrivain depuis longtemps. Il y a une autre idée à critiquer : abandonner à l’IA ne serait-ce qu’une partie du travail d’écriture, c’est condamner l’humanité à se répéter. Cette idée est risible car l’histoire de la littérature est précisément une longue affaire de répétitions.

Pour l’écriture, l’IA promet un gain de temps, une efficacité accrue, la garantie de fabriquer un bestseller, etc. Il faut partir du postulat qu’un jour, une IA bien entrainée par un auteur singulier, sera capable d’épouser son propre style. Certains des chefs-d’œuvres de l’avenir seront composés et écrits avec l’aide de l’IA. Il est absurde de penser que l’IA serait moins bonne à l’arrivée qu’un texte qui serait composé entièrement par un individu. D’après moi, il y a trois types d’écriture qui vont s’engouffrer dans la chose. L’écriture de masse, l’écriture professionnelle et l’écriture expérimentale.

La systématisation de l’emploi de l’IA dans l’écriture va la faire rentrer dans le rang des autres arts qui utilisent depuis longtemps des formules-là. Rejoindre l’ensemble des arts comporte le risque d’engendrer une explosion de la production des textes. Cela va fatalement engendrer une démonétisation de l’écriture. Il y aura bien sûr des exceptions comme la peinture, le dessin, la plume de certaines personnes qui se servent de leur art comme d’une thérapie. J’en fais partie. Ce qui nous intéresse c’est de suer sur une phrase, sur un mot, le bon mot ».