Je lis donc je suis (seul). Rapport du lecteur avec le monde, rapport du monde avec le lecteur

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Au cœur de la question de la médiation littéraire se pose celle de la position du lecteur. Quelle est sa place dans le monde lorsqu’il est plongé dans un livre ? Quel rapport construit-il avec l’autre ? Le geste est scruté, pensé et théorisé par une longue histoire aux prolongements publics.

Illustration de Renaud Perrin

© Renaud Perrin

« Si on reste dans les livres, on n’a rien appris du tout1. »
Dalida

Dans Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé le dit : « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre la vie, dans un face-à-face brutal et sans échanges2. » Si la lecture est bien une activité « intérieure », elle n’est donc pas coupée de « l’extérieur », séparée ou en concurrence avec la vie.

Pourtant la lecture est bien avant tout une occasion d’individuation, comme en témoigne la situation ordinaire de la lecture, recluse et privée, « sur le bord du temps et par conséquent, sur le bord des choses3. » C’est cette solitude du lecteur que souligne Pascal Quignard : soustraction, taciturnité, délaissement, le lecteur qu’il dépeint est seul avec son livre, « affamé d’intimité et de sensation de soi4 », absorbé jusqu’au repli. Un état que Sartre enfant vivait comme la terreur d’un enfermement. « Je craignais de tomber tête la première dans un univers fabuleux et d’y errer sans cesse, en compagnie d’Horace, de Charbovary, sans espoir de retrouver la rue Le Goff, Karlémami, ni ma mère5. » Un aller sans retour possible, la littérature comme un danger, un risque d’engloutissement loin du réel.

L’inverse de Kafka qui rapportait dans son Journal le souvenir d’une joie recluse certes, mais modulée dans des situations de lecture apaisantes, réconfortantes : « Amélioration, parce que j’ai lu Strindberg […]. Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine6. » Le lecteur, absorbé, s’isole et se protège de la vie collective, entre concentration et évasion.

« Chaque forme littéraire ne lui est pas offerte [au lecteur] comme une identification reposante, mais comme une idée qui l’agrippe, une puissance qui tire en lui des fils et des possibilités d’être7. » Ainsi Marielle Macé pose la question de la vie intérieure du lecteur et des fils que la lecture tire en lui, laissant deviner le monde, mais réfutant la simple identification qui conforte, faisant poindre la nécessité de confronter cette intériorité à quelque chose. Ou à quelqu’un.

« L’homme accablé de fatigue et de soucis demande au livre l’oubli, le délassement. »
Georges Duhamel

Le rapport du lecteur à la lecture s’inscrit dans une histoire collective, qui a fait évoluer l’acte même de lire. On l’a un peu oublié, mais autrefois, on lisait surtout à voix haute (la ruminatio des moines) et les enjeux étaient alors tout autres. L’évolution du support, des lourds grimoires jusqu’au livre de poche, ainsi que l’intensité de la lumière domestique qu’évoque Marielle Macé, qui contribuent encore à individualiser, à « intérioriser » la lecture. L’objet livre est démocratisé, l’acte personnalisé, l’espace de lecture comme une sorte de grotte, un refuge.

Mais, comme le rappelle Roland Barthes, lire est l’inverse de la désertion de la vie ordinaire, c’est plutôt une manière de trouver les éléments communs de réponses à un « Comment vivre ensemble ? ».

Si la lecture relaie et expose ainsi « nos imaginaires individuels de la forme, nos partis pris insubstituables sur ce que c’est qu’être un sujet7 », elle renferme un rapport (de force, de dépendance, de médiation, d’appuis réciproques) et c’est bien confronté à d’autres styles qu’on exerce le sien. S’il y a un acte commun (lire), il y a presque autant de styles de lecteurs que de lecteurs. Des styles composés d’autant de facteurs subjectifs (langages, références, ressentis…) qui, une fois définis, peuvent être confrontés pour créer l’échange.

Créatrice de lien social, la lecture ? Lire implique un comportement culturel et par là, social. Selon Pierre Bourdieu, « la lecture nous oblige à découvrir en nous le sens du jeu social et peut-être à changer d’habitus8 », car « une des illusions du lector est celle qui consiste à oublier ses propres conditions sociales de production, à universaliser inconsciemment les conditions de possibilité de sa lecture ». Et Bourdieu est prêt pour cela à « sacrifier la variance individuelle à la dimension sociale des expériences esthétiques ».