La lecture, la médiation, le numérique et l’évolution des usages

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D’abord technologique, la révolution numérique a bouleversé les usages et modes d’appropriation de la culture, tendant à modifier la place attribuée aux pratiques traditionnelles et faisant évoluer de fait le périmètre du champ culturel. L’accélération des usages des intelligences artificielles vient de nouveau transformer les pratiques. Cette configuration a eu des conséquences sur la chaîne du livre et a fait évoluer les missions des équipements publics que sont les médiathèques. Comment la médiation culturelle a-t-elle pris acte de ces transformations ? Et plus particulièrement la médiation littéraire ?

Illustration de Renaud Perrin - 2023

© Renaud Perrin

Dans une étude publiée en 2015 sur Frontiers in Psychology, une équipe de chercheurs norvégienne et française a demandé à des participants de lire un long texte narratif, dans un livre ou sur une liseuse. Il en résultait que si la compréhension était globalement équivalente selon les supports, les lecteurs se souvenaient mieux de l’ordre des événements du récit et des phrases dans le livre. Selon les auteurs de l’étude1, la manipulation du papier lors de la lecture apporte des informations motrices plus riches, contribuant ainsi à une meilleure mémorisation de la structure temporelle du récit.

Une autre expérience, menée l’année suivante2, proposait un dispositif similaire : lecture d’un même texte au format PDF sur tablette et ordinateur pour la moitié des participants d’un groupe homogène, et sur une feuille imprimée pour l’autre moitié, suivie d’un QCM comportant douze questions sollicitant la mémoire des détails du récit, et douze autres portant sur la compréhension des enjeux abstraits. Résultats : les lecteurs ayant lu la nouvelle sur papier ont obtenu un score de 66 % de réponses correctes pour les questions abstraites, contre 48 % pour les lecteurs sur écran (en moyenne). Inversement, pour les questions concrètes, les lecteurs sur écran ont obtenu un score de 73 %, contre 58 % pour les lecteurs sur papier. D’après cette étude, notre capacité d’abstraction face à un texte papier est donc plus efficace que face à un texte à l’écran, devant lequel nous aurions tendance à nous attacher davantage aux détails concrets.

Le changement de support transforme donc la lecture. La rupture se situe d’abord dans le geste : on ne feuillette plus. On scrolle, on clique, on zoome. L’espace fixe de la lecture (le papier) devient un espace (inter)actif et dynamique, polymorphe, multifonctionnel et surtout dématérialisé. Dès lors, la lecture sur support numérique doit composer avec des sollicitations multimédias. L’information apparaît ainsi sous plusieurs modes : texte, image, son, séquence vidéo, liens hypertextes… Il ne s’agit donc pas simplement de l’adaptation des pratiques de lecture à des objets technologiquement modifiés, mais bien d’une nouvelle combinatoire intellectuelle et le lecteur doit alors trouver ses repères, lesquels sont, du côté du livre imprimé, balisés par un format quasi inchangé. Si c’est toujours lire, c’est clairement lire autrement et considérer que la lecture numérique résulte d’un simple changement de support s’avère insuffisant.

Car ce qui ressort par ailleurs de ces études, c’est aussi que la lecture numérique et en ligne est une tâche plus complexe qu’elle n’y paraît, impliquant des compétences bien particulières, comme reconstruire son parcours de lecture, hiérarchiser et sourcer l’information, rassembler les informations dispersées. Maniabilité, accessibilité, confort de lecture, fonctionnalités supplémentaires pour les uns versus fatigue oculaire, perte de la capacité de lecture profonde, distraction, superficialité ou fragmentation de l’information pour les autres, autant d’arguments qui disent les points d’affrontement dans le changement. La forme modifiant le fond et la nature même de l’acte. Un bouleversement des pratiques qui, s’il menace certains acteurs centraux, confortent également leur rôle. Les bibliothécaires en premier lieu.

« La tradition écrite n’est pas un fragment de monde révolu3. »
Hans-Georg Gadamer

La révolution numérique a ainsi profondément transformé les modes de diffusion des œuvres (qu’elles soient littéraires ou artistiques), l’accès à l’information et un grand nombre de pratiques culturelles et sociales. La rapidité et l’ampleur des transformations induites, y compris dans la vie quotidienne, font qu’il est parfois difficile de s’approprier nouvelles technologies et contenus numériques. L’illectronisme, nouvelle forme d’illettrisme, touche 15 % de la population française (2021). En revanche, le numérique facilite l’accès à la lecture de certaines personnes empêchées de lire.

De par la densité de leur réseau, leurs missions d’accès à la culture et leurs actions de formation, les bibliothèques ont donc plus que jamais la double mission de s’adapter pour continuer à offrir des services pertinents et attractifs et de se positionner en matière d’acquisition de compétences numériques par leurs publics, de diffusion de contenus en ligne et d’inclusion numérique. Faire face à des enjeux spécifiques et protéiformes, en interne d’une part et pour leurs publics de l’autre. Elles ont ainsi été parmi les premières institutions culturelles à adopter le numérique en permettant aux utilisateurs d’accéder à des collections de livres, de journaux et de magazines en ligne, en offrant des services de prêt de livres électroniques et de livres audio ou en développant des programmes d’alphabétisation numérique pour aider les utilisateurs à comprendre les technologies numériques. Alors que d’autres craignent que la lecture numérique ne remplace complètement la lecture traditionnelle et que le développement du numérique ne conduise à une perte d’interaction sociale dans les bibliothèques et les musées.

Le numérique renforçant ainsi la question du lien et du rôle de médiation dans un monde de culture en voie de dématérialisation et amplifiant encore le passage d’une logique de rareté à une logique d’abondance.

« Si la culture du livre, dans son évolution historique, a donné lieu à la naissance et au sacre de l’écrivain, la culture numérique, dans sa dimension anthropologique, inaugure la renaissance du lecteur4. »
Milad Doueihi

Si le support de lecture change, faisant évoluer la pratique, c’est aussi l’espace du livre et la place du lecteur qui s’en trouve modifiés, la question de la médiation dans son sillage.

La médiation culturelle, par définition, vise à établir des espaces de dialogues entre les participants d’une expérience culturelle d’une part, entre les participants et les artistes ou un porteur de projet culturel d’autre part. Elle stimule ainsi la participation du public à la vie culturelle et suscite des formes d’appropriation personnelles et collectives. Pour cela, elle s’appuie sur un contexte (dans un instant donné, sur un territoire précis). Les médiateurs ont donc pris acte rapidement de l’essor des TIC (technologies de l’information et de la communication) et ont développé des outils de médiation indirects, disposés dans des lieux physiques ou en ligne pour répondre à ces objectifs. Codes QR, plateformes numériques, applications mobiles, visites virtuelles, parcours sonores, expositions numériques, clubs de lecture en ligne, comme nouveaux outils de renforcement de l’expérience individuelle, d’ouverture de l’espace collectif et d’extension de la zone d’échange.

José Ortega y Gasset établit un rapport fonctionnel entre la place (ou besoin) du livre à chaque époque et le rôle du bibliothécaire (ou de tout médiateur culturel par extension), il dit aussi que le monument bouge. Et le rapport qui évolue en miroir de la révolution numérique fait possiblement ressurgir le spectre de ce moment historique qu’il définit comme celui où « l’homme se noie dans sa propre richesse, et sa culture, qui prolifèrent autour de lui comme une végétation tropicale jusqu’à l’étouffer5 ». L’homme « croulant sous les possibles » alors incapable de choisir. Replaçant alors les enjeux dans l’évitement de la prolifération et le rétablissement du nécessaire.

Quels usages des pratiques numériques pour la médiation littéraire ? 

Deux axes peuvent être développés par les médiateurs :

L’un autour de la création littéraire numérique (littératube, narrations connectées, réseaux sociaux littéraires, poésie générative, littérature augmentée transmédia, littératures collaboratives, coécriture avec l’IA…) et permettre ainsi de faire découvrir un pan de la création contemporaine, des formes expérimentales, et des démarches artistiques.

Ressources en ligne :

En région :

  • La Marelle à Marseille accueille des auteurs pour des résidences numériques et porte un projet d’édition numérique.« La Marelle se lance dans l’édition numérique », Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur.

  • L’association Calopsitte travaille en région à développer des ateliers autour de la création littéraire numérique et initie depuis quelque temps une programmation valorisant ce pan de la création, notamment par des rendez-vous réguliers à la BMVR Alcazar.
    « Calopsitte, entre littérature et numérique », Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Le second est l’usage du numérique dans la médiation littéraire.
Certains dispositifs de médiation littéraire numérique s’appuient sur des typologies d’atelier qui ont fait leurs preuves (adaptation, écriture, critique, traduction), les enrichissant grâce aux possibles numériques : transmédia, réseaux, partages…

Un dossier en ligne « Les influenceurs, une opportunité pour le livre et la lecture ? », Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Des projets se servent du potentiel du numérique pour promouvoir la lecture et l’écriture et toucher ainsi un plus grand nombre de lecteurs :

Salon du livre et de la presse jeunesse, [Biblio-connection].
Une autre façon de lire, « grâce au potentiel numérique et à une projection sur grand format ; impliquant le corps tout entier dans l’expérience de lecture, l’interface de navigation gestuelle associée à la dématérialisation des ouvrages permet une nouvelle approche du contenu des livres : plus immersive et plus accessible ».

Quelques exemples d’ateliers :

Ces différents dispositifs :

  • déploient les potentialités de l’espace numérique en termes de nouveaux rapports à la lecture, à l’écriture et à l’image :

    • Les passages d’un langage ou média à un autre et l’alliance de plusieurs médias favorisant des expressions diversifiées et des hybridations.
    • la lecture sociale, corollaire du développement des réseaux sociaux : commentée, partagée, enrichie par l’écriture de lecteurs contributeurs, avec de nouvelles médiations et de nouveaux prescripteurs…
    • L’acte de lecture n’est décidément plus un acte solitaire, il est rendu tangible, ce qui a toujours été contenu dans la pratique de lecture : la conversation, l’interaction, l’expression du moi. Le web favorisant la dimension collective de certaines pratiques et la coproduction.
  • développent la curiosité pour la lecture et l’écriture à travers des usages numériques ou des supports désormais quotidiens et familiers à un grand nombre de personnes.

  • créent les conditions de développer des usages critiques et créatifs du web, des intelligences artificielles (notamment génératives).

  • favorisent un autre rapport à l’écriture et à la lecture pour les personnes réticentes ou en difficulté, tout en étant un moyen d’acquérir par un autre biais des compétences de translittératie (informationnelle, médiatique et informatique).