Pratiques de médiation des acteurs de la chaîne du livre

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Dans le cadre de la journée professionnelle du 5 décembre 2023, une table ronde animée par Léonor de Nussac (Directrice de l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur) et réunissant quatre intervenants proposait d’interroger des expériences de médiation pour renouveler les pratiques des acteurs de la chaîne du livre, travailler la bibliodiversité et élargir le cercle des lecteurs.

Illustration de Renaud Perrin

© Renaud Perrin

S’appuyant sur la richesse et la diversité du profil des invités, le plateau a mis en lumière une variété de postures de médiateurs, chacun se posant la question de la lecture et de la conversation avec le public à sa manière, de projets singuliers en expériences variées. La question étant : comment créer des espaces de rencontres dans un marché du livre, oligopole à franges (un marché organisé entre une concentration de grands groupes et une multitude de petites maisons indépendantes), où se vendent en moyenne 475 millions d’ouvrages par an.

Benoît Virot, « grand timonier » des éditions le Nouvel Attila qui a renoncé au métier de journaliste mais lancé une revue, puis une maison d’édition insolite à la ligne éditoriale volontiers corrosive, est intervenu régulièrement, depuis plusieurs années en tant qu’éditeur indépendant dans un lycée. Jusqu’à ce que, lassé des questions quantitatives (combien ça coûte ? Combien ça rapporte ?) qui revenaient sans cesse lors des rencontres scolaires autour de son métier, il décide de mettre les élèves « les mains dans le cambouis » et leur propose une nouvelle forme d’atelier, créant un comité de lecture impromptu en confiant aux participants les premières et dernières pages d’un manuscrit soumises à leur avis, comme s’ils étaient éditeurs, encouragés à laisser parler leur instinct.

Une pratique de la médiation que se pose également Antoine Frey, cofondateur de la librairie La rumeur des crêtes, implantée dans une zone rurale, à Cadenet (84). Jonglant avec les tensions entre logiques commerciales ou industrielles (dont la distribution) et envies, il revendique une attention à porter aux maisons d’édition indépendantes et milite pour une librairie vivante, lieu ouvert à tous, parvenant ainsi en deux ans à glisser dans les interstices du travail quotidien pas moins de 103 événements. Des rencontres littéraires avec des auteurs, des ateliers d’écriture. Ou de l’arpentage, cette pratique héritée de l’éducation populaire, voire ouvrière quand les ouvriers typographes récupéraient des feuillets épars sous les presses, les lisaient et les faisaient circuler dans une démarche pédagogique ou de transmission. On divise un livre au cutter en autant de fascicules qu’il y a de participants, puis on laisse un temps individuel, où chacun lit sa « partie » avant de « reconstituer » la lecture en un moment d’échanges collectifs, chacun situant alors son extrait dans un tout, s’appropriant un livre à partir d’un fragment. Une dimension collective de la démarche qui facilite une parole de l’ordre de la conversation.

Laura Vazquez, poétesse, codirige, elle, depuis plus de huit ans la revue Muscle, et anime régulièrement des ateliers d’écriture. Dans des écoles, des collèges, des lycées, des prisons ou des médiathèques, donc auprès de différents types de publics. Et pour certains en ligne depuis le confinement. Au départ pour pouvoir poursuivre les ateliers en cours, par mail avant d’élargir l’expérience. 5 000 personnes sont inscrites aujourd’hui. La forme est assez simple et fonctionne bien. Tout est libre et gratuit, le groupe est constitué de fidèles ou des gens « qui passent ». Chacun reçoit les instructions par mail, le samedi matin, construites en trois étapes : une idée, un thème ; un extrait de texte en lien avec le thème (souvent de la littérature contemporaine, des livres récents) et une consigne d’écriture basée sur le texte modèle et l’idée initiale. Les gens échangent ensuite entre eux (sur le groupe en ligne), envoient leurs textes à la revue en ligne (ou papier). Une démarche enrichie, pour ceux qui le souhaitent, de workshop d’écriture (qui eux sont payants) sur un thème (l’intuition, l’endurance, l’édition, …) en 10 vidéos et une bibliographie.

S’il est bibliothécaire Guillaume Fayard est également écrivain, traducteur et poète. Il le sait, on travaille avec un léger décalage en bibliothèque où les livres ne sont presque plus d’actualité (brûlante) quand ils arrivent en rayon. Il faut donc les faire vivre avec une temporalité autre.
Ici le travail de médiation commence par mettre en valeur des tables pour présenter des sélections ou « coup de cœur ». Comme celle présentant des « petits livres », des livres brefs, autres que du roman (novella, dialogues, récits de voyage …) qu’on peut emporter partout avec soi, lire rapidement. Ou cet autre espace présentant exclusivement des romans contemporains écrits par des autrices. Depuis trois ans, des randonnées en bibliothèque1 sont organisées en partenariat avec La Marelle. Un auteur en résidence vient alors partager son point de vue de lecteur, piochant dans les fonds, créant un parcours qui permet de circuler dans la bibliothèque en traversées uniques et imprévisibles.
Une forme qui permet de mettre la structure en mouvement, de l’habiter et de retraverser des collections qui dorment parfois. Le lieu, bibliothèque ou librairie, comme forme ouverte et vivante.

Si tous les acteurs de la chaîne du livre ne pratiquent pas la médiation, aucun des intervenants n’est médiateur de métier. Mais chaque métier, chaque place nourrit les réflexions autour de cette pratique par « extension », dans une chaîne où chaque maillon est dépendant d’un autre.
Un espace littéraire qui est restreint, où chacun est contraint de s’inventer en permanence, où les auteurs deviennent traducteurs, les traducteurs ou les libraires éditeurs, consacrant la circulation des métiers, l’échange des points de vue. Comme Benoît Virot dont le labo de l’édition lui a été inspiré par la dimension subjective de son métier d’éditeur. Inscrit dans la chaîne du livre et pris dans les tensions commerciales, ce dernier subit la « drogue de la nouveauté » parfois au détriment du fonds. N’ayant pas le temps de tout lire, il doit savoir faire preuve « d’intuition et de mauvaise foi ». Il s’agit également de désacraliser le livre pour lui restituer sa dimension vivante. Le manuscrit permet alors de montrer son évolution, le travail de sélection.
Et de glisser de l’écriture à une réflexion sur la fabrique de l’écriture. Car l’action de médiation ne se limite pas à engendrer l’acte de lire, à agrandir, elle déplace le lectorat et crée du lien.

La question est posée dans la salle, de savoir s’il n’existerait pas « une injonction à la médiation » qui pèse sur les acteurs de la chaîne du livre, notamment les auteurs à qui on demande de plus en plus d’intervenir par exemple pour une exposition ou pour des lectures musicales, bruitées, dessinées, comme si le livre ne se suffisait plus à lui-même. Une autre intervention interroge l’intérêt de spécialiser la médiation à la littérature, ne suffirait-il pas de parler tout simplement de la médiation du livre ?

Laura Vazquez confirme que les auteurs sont de plus en plus invités à diversifier leurs modes d’intervention et les collaborations artistiques. Ils complètent ainsi leurs revenus souvent insuffisants. Benoît Virot élabore la distinction entre contenu et contenant : si les contenants évoluent (le livre), il restera toujours la littérature, des auteurs et des éditeurs.