Qu’est-ce que lire ?

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Au cœur de la question de la médiation littéraire, se pose, presque en préambule, celle de la lecture. Car qu’est-ce que lire ?

Illustration de Renaud Perrin

© Renaud Perrin

Nombres d’autrices et d’auteurs sont avant tout des lectrices et des lecteurs. Et plusieurs ont interrogé ce qu’est l’acte même de lire. On trouvera dans les ressources bibliographiques de nombreuses références sur le sujet. Parmi eux, José Ortega y Gasset, dans un ensemble de notes inédites autour du Banquet de Platon datant de 1946 (et réédité en 2023 par Allia) et Paul Mathias, dans un court essai paru chez Vrin en 2022 dans la collection Chemins philosophiques.

José Ortega y Gasset était un philosophe, sociologue, essayiste, homme de presse et homme politique espagnol, chef de file du mouvement littéraire et artistique appelé « Génération de 14 ». Paul Mathias est inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche.

Tous deux se sont posé cette même question, pareillement formulée à plus d’un demi-siècle de distance, aussi directe que fondamentale : « Qu’est-ce que lire ? »

Dans ses notes, Ortega y Gasset l’affirme d’emblée, presque comme une provocation : lire est une tâche utopique, au même titre que toutes les activités humaines. Car lire devrait induire (ou se traduire par) une compréhension parfaite du texte, de l’intention de l’auteur, de ses mots, qui chacun devraient traduire fidèlement, strictement et totalement sa pensée. « Cependant cela est impossible. On peut au mieux, au prix d’un grand effort, déduire une partie plus ou moins importante de ce que le texte a voulu dire1. » Autrement dit, trahir le texte en le pensant de son propre point de vue. En le « complétant » de son avis, de ses références, de ses émotions, qui composent la capacité de compréhension.

« Tout dire est déficient — il dit moins que ce qu’il voudrait dire. Tout dire est exubérant — il donne à entendre plus que ce qu’il ne l’aurait voulu2 », résume Ortega, fixant ainsi la position de celui qui, de son point de vue de lecteur (le seul appréhendable), doit tenter de déduire la signification exacte de tel ou tel mot.

Mais heureusement lire ne consiste pas uniquement à déchiffrer (objectivement, scientifiquement) des mots ou des phrases. Pour Ortega, « Cela signifie (…) que chaque texte se présente à nous comme un simple fragment d’un tout x, qu’il convient de reconstituer. Lire avec sérieux et sincérité revient à intégrer les mots directement exprimés à tout ce latent3 ». Les mettre en contexte donc.

C’est pourquoi, avertit Ortega, nous avons besoin « d’en savoir bien plus que ce que [l’auteur] voulait dire et de savoir plus de choses sur lui qu’il n’en connaît lui-même4 ». Raison pour laquelle il approuve Kant quand il exigeait que l’on comprît mieux Platon que lui-même ne se comprenait. Connaître l’auteur pour mieux déceler ses intentions, déminer les ambiguïtés et parfaire la lecture.

« Dans cette solitude peuplée qu’est la lecture5 »

Car lire pose évidemment la question du langage et l’activité se heurte dès lors à la dimension fragmentaire de la linguistique même, « dépourvue d’une conscience complète de ce qu’est le langage6 », la gestuelle, les expressions, les intonations venant alors compléter les échanges à l’oral. Ortega s’interroge (et interroge son auditoire) : comment intégrer la chair humaine à l’écrit — la langue étant avant tout un geste et le livre un « dire fixe », « pétrifié » ? Ortega rappelle que « dans Phèdre, Platon fait part de son antipathie envers chaque livre pour ce qu’il recèle de dire cadavérique, d’expression paralytique7 ». Comme si soudain le livre excluait le vivant.

Une limite qui, selon Ortega toujours, biaiserait le rapport entre le lecteur et le livre ; rapport qu’il qualifie dès lors d’« immoral », le livre (texte figé) ne pouvant non seulement pas répondre aux objections du lecteur, mais brillant par son arrogance, ainsi coagulé dans une relation unilatérale (et descendante).

La question « Qu’est-ce que lire ? » pourrait alors se reformuler en « Pourquoi lire ? ». Ou même « Comment lire ? » quand le livre est l’objet de ce « dire sans personne qui dise », l’objet de « l’absence de l’auteur ». En aiguisant « en nous la faculté de nous étonner et de lire en état de vigilance permanente8 », pour tenter d’interpréter ce que l’auteur a besoin de dire. Rétablir le dialogue, en somme.

Pour Paul Mathias, lire est un geste parfaitement naturel, l’affaire de tous, pour nous qui vivons dans une ambiance textuelle. « Là est lire : dans une amplification de soi-même, à travers les mots, comme dans l’effacement progressif d’un monde dont les contours se gomment et disparaissent9. » Mais il avertit également que la lecture ne se résume pas au fait de lire. On lit des livres, mais aussi des affiches, des pubs, des panneaux… et ça n’est pas la même chose.

Lire n’est pas seulement savoir lire, déchiffrer. Ortega le disait aussi. Lire, c’est prendre place « devant des éléments épars d’une machine, enfin, si le montage requiert d’en assimiler le mode d’emploi10 ». Bref, acquérir les moyens de s’approprier le texte, de le comprendre. Saisir le signifié et le signifiant.

Mathias donne ainsi un exemple parlant et pose cette question : que comprenons-nous dans l’énoncé de la pièce de Molière « Le petit chat est mort » ? Non pas la mort d’un petit chat, mais la portée de l’énoncé qui ne se résume pas à la « détonation » de la nouvelle ni à l’énoncé même (ça n’est pas un avis de décès) et peut s’étendre « à un réseau de significations et de raisons qu’on n’épuise pas du premier coup11 ». Encore le contexte, les nuances, les références et les symboles qui renvoient le lecteur entre les lignes (là où il trouve les échos personnels et complète le propos) et définit son « horizon d’attente ».

Mathias le signale, si la lecture est pour lui une pratique naturelle, elle n’est certainement pas uniforme. « Décrire la lecture c’est d’abord décrire un fait objectif, statistique, extérieur, impliquant des classes d’individus et des pratiques culturelles différenciés12. » S’il n’y a pas une lecture, il n’y a pas non plus un lecteur, mais il y a toujours une technique.

Il convoque les neurosciences qui permettent de disposer d’une capacité de décrire scientifiquement ce que mobilise l’acte de lire, ou cite José Morais quand il s’explique sur le choix des termes du titre de son livre L’Art de lire : « Le mot art se réfère à un ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à une certaine fin. En ce sens lire et écrire constituent bien des arts13. » Il est convenu que lire suppose d’agir sans cesse, outils à l’appui pour déchiffrer, mémoriser, comprendre, s’adapter. Bref, mobiliser sens et capacités, à l’opposé de toute attitude passive. D’où parfois une certaine fatigue qu’il accorde au lecteur qui peut finir par avoir les yeux qui brûlent et les idées qui se brouillent.

Lire est une activité physique, mais qui ne signifie pas uniquement parcourir un texte des yeux. Mathias le rappelle en citant Alberto Manguel qui, dès les premières pages d’Une histoire de la lecture, raconte comment il avait été amené dans sa jeunesse à faire la lecture à Borges et l’étrange écho que ce moment produisit : « Faire la lecture à ce vieil homme aveugle fut pour moi une expérience curieuse, car même si je me sentais, non sans quelque effort, maître du ton et de la cadence de lecture, c’était néanmoins Borges, l’auditeur, qui devenait le maître du texte14. » Et voilà la question de la position du lecteur autrement posée à travers la question du « lire » qui introduit l’auditeur, élargissant l’équation à la nature et aux possibilités de la lecture, selon l’usage qu’on en fait et qu’on en donne.

Si la lecture était une équation (ou un contrat) elle pourrait alors être posée comme telle : l’intentionnalité de l’auteur qui sait ce qu’il veut dire et quels mots il doit employer pour le dire d’un côté, et l’exigence symétrique du lecteur qui, selon Mathias « s’engage à révéler ce que l’auteur a projeté et signifié15 » de l’autre.

Mais l’équation comprend au moins une inconnue qui réside dans la fécondité des interprétations (ou appropriations) dudit texte par le lecteur. Le caractère unique du texte versus le caractère multiple du lecteur. Ou comme le dit Umberto Eco, lire « consiste autant à entrer dans un texte qu’à en sortir16 », faisant de la lecture une promenade, le lecteur suivant son propre tracé au sein de la carte que propose le texte.

Ce que Proust résume par : « Quand on lit, on reçoit une autre pensée, et cependant on est seul »17, et Mathias par : « Écrire n’est jamais tout écrire, c’est construire un monde habitable de mots18 ».

Et c’est dans la marge, les silences, les nuances, qui composent une subjectivité que réside la complexité de ce contrat de lecture. Lire, interpréter, penser dans un même mouvement, incluant le risque de ne pas comprendre (de la position du lecteur) ou de ne pas être compris (de la position de l’auteur).

En introduisant l’auditeur dans l’équation, Manguel positionne le duo auteur-lecteur au centre de la question de la lecture à un tiers dont l’émergence pourrait dessiner dans son sillage la question du rôle du médiateur littéraire en charge de rétablir la place du dialogue.