Pascal Poyet et les Ateliers parlés de traduction. Traduire en parlant, en parlant de traduire : expérience et réflexion

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Écrivain, traducteur ayant longtemps travaillé au musée d’Art contemporain de Marseille où il fut médiateur culturel (même s’il réfute ce terme), animant de nombreux ateliers d’écriture, Pascal Poyet a créé les Ateliers parlés de traduction dans le cadre d’une résidence avec les Laboratoires d’Aubervilliers. Une expérience qui interroge la pratique.

Illustration de Renaud Perrin

© Renaud Perrin

Qu’est-ce qui dans votre parcours vous a amené à élaborer les Ateliers parlés de traduction ?

J’ai longtemps travaillé au musée d’Art contemporain de Marseille. Nous étions une équipe de ce qu’on appelait « guides » à l’époque et que l’on nomme désormais, et ce depuis les années 1990, « médiateurs ». Une position qui, selon moi, confère d’emblée à la fonction un ton particulier. Une position explicative et non descriptive, induisant une hiérarchie. Le travail que nous faisions alors devant les œuvres devenait « explicatif ». Or, moi, je suis pour la description et non l’explication. Pour la conversation. C’est d’ailleurs pourquoi je n’utilise jamais le terme de médiateur dans lequel je ne me reconnais pas.

Question qui ne se pose pas de la même manière pour les ateliers d’écriture, dont la proposition est plus de l’ordre de la conversation. Raison sans doute pour laquelle j’ai toujours fait ce travail de pédagogie et de rencontre en parallèle de mon travail d’écriture. Les ateliers vont de pair avec ma pratique de l’écriture. Que ce soit au Centre international de poésie Marseille, dans des bibliothèques avec des adultes ou auprès de scolaires.

Je peux parler de participants plutôt que de publics.

Il y a cette phrase de François Deck qui dit : « Seule la mutualisation des compétences et des incompétences, en coprésence, fonde un monde1. » Et j’aime beaucoup cette idée que, dans l’atelier, on puisse mettre en œuvre aussi ce qu’on ne sait pas faire.

« Traduction parlée car il s’agissait bien de parler la traduction, plutôt que de parler de traduction 2. »

Comment ces ateliers se sont-ils construits ? 

Ces ateliers ont vu le jour dans le cadre d’une résidence d’écrivains avec les Laboratoires d’Aubervilliers. Un atelier mensuel et ouvert à tous. Pour moi, une façon d’ouvrir mon propre atelier de poète traducteur à la conversation. Mon « atelier en ville », en somme. Il ne faut donc pas entendre le mot « atelier » dans son sens pédagogique seulement, mais aussi dans son sens expérimental — atelier d’artiste — et collectif — atelier de confection.

Ils rassemblaient, autour d’une grande table, devant un écran projeté, artistes, écrivains, enseignants, retraités, demandeurs d’emploi, étudiants, résidents d’Aubervilliers ou de plus loin, fréquentant ou pas les Laboratoires, par ailleurs. Des participants très divers, tous n’ayant pas une pratique de la traduction, loin de là, mais tous ayant une pratique ordinaire de leur langue, certains d’une ou plusieurs autres ; tous venant ici la questionner.

L’Atelier parlé de traduction est un exercice de coélaboration, un partage des questionnements qui refuse et entend déjouer le face-à-face didactique artiste/public proposé habituellement dans les institutions culturelles et les lieux d’art, quelle que soit la bienveillance dont il se revendique.

Pourquoi avoir choisi les Sonnets de Shakespeare ?

Pour les trois premières séances, j’avais proposé des Sonnets sur lesquels j’étais en train de travailler par ailleurs. Ce qui pouvait s’avérer périlleux, ce travail avec le public pouvant créer des interférences avec mon propre travail.

Il y avait donc cette grande table, les participants, le texte projeté et nous parlions. Discutions autour de ce texte qu’on ne comprenait pas. On faisait des hypothèses, ouvrait les yeux pour regarder le texte, le deviner. Un moment purement visuel à l’inverse de lire.

Il faut dire que les Sonnets de Shakespeare sont des objets que l’on peut vraiment regarder, très visuels dans leur forme. Ce qui ne serait pas le cas d’un roman, par exemple.

Repartir de cette dimension visuelle de la langue, de cette idée qu’on peut se retrouver devant un texte qu’on ne comprend pas et en deviner des choses, par indices, fragments.

Puis, pour être plus à l’intérieur du groupe, à égalité, j’ai ensuite proposé à chacun de venir avec un texte dans sa langue, que je ne connaissais pas toujours et que personne d’autre ne parlait (hors la personne qui apportait le texte). Portugais, roumain, russe, tibétain, peul… Dictons, poèmes… On partait toujours de la forme, de la mise en forme de la langue et de ce que l’on pouvait deviner en regardant.

« Face au public, je circulais dans l’espace d’un ou plusieurs sonnets à traduire, de façon peu linéaire, partant, tantôt du cœur, tantôt du bord du sonnet, mêlant descriptions et ébauches de traduction, rapprochant différents éléments de langue, mots ou groupes de mots, au départ peu nombreux, dont je matérialisais la place en l’indiquant en l’air, d’un geste situant le ou les mots sur un sonnet virtuel projeté dans l’espace devant moi3. »

Que ce soit dans ces ateliers ou dans votre travail personnel, vous interrogez la définition du terme même de traduction.

Ce qui m’intéressait, c’était d’entendre la traduction comme une chose en cours, un processus en cours d’élaboration. C’est pourquoi si je devais traduire le terme « traduction », je choisirais « translating » plutôt que « translation », profitant de ce que l’anglais dispose, entre verbe et nom, d’une forme susceptible d’insister sur l’événement lui-même, moins sur son résultat. Quelque chose en train de se faire.

L’atelier peut ainsi être un formidable questionnement, une mise en relation des mots avec les pratiques ordinaires de la traduction. J’avais par exemple pour habitude, au début des ateliers, de poser une question pour que tout le monde prenne la parole une première fois. Du type : « Que diriez-vous du français que vous parlez ? »

Ça permettait de saisir des positionnements par rapport à la langue, voire d’élaborer des réformes personnelles de l’orthographe ou de la grammaire. De mettre en avant le rapport de chacun avec les langues, pour ensuite pouvoir l’accueillir dans la traduction. Car comment accueillir les différents registres de la langue du groupe dans sa pluralité face aux Sonnets de Shakespeare ?

« Je savais que ce n’était qu’en faisant de la place dans le texte qu’il me serait possible d’y circuler mentalement et de tracer manuellement cette circulation pour les spectateurs-auditeurs4. »

C’est pour ça qu’il y a un « mais » au terme de traduction ? 

Traduire mais était le nom du projet. « Traduire mais » parce que je me disais que ce que j’étais en train de faire — la fragmentation du texte, les gestes, faire des hypothèses, laisser monter le discours que créent les mots entre eux avant de traduire —, tout ça, c’était traduire, mais c’était aussi autre chose. Puis je me suis aperçu que le « mais » devait basculer, que c’était l’objet qu’on traduit qui induisait le « mais ». Il s’agit bien de traduire, oui (et aucun autre verbe), mais des sonnets de Shakespeare. « Mais » se détachait du verbe auquel je l’avais accolé, s’intercalait entre l’acte de traduire et ce qu’il s’agissait de traduire. Car chaque chose qu’on traduit induit une façon de traduire différente. Il est évident qu’on ne traduit pas Shakespeare de la même manière que de la poésie américaine contemporaine, par exemple. La langue induit une façon de traduire. L’objet texte est singulier, unique. Et on doit reprendre ses marques à chaque fois.

« C’est un travail d’oubli5. »

C’est comme ça que vous pouvez inventer un nouveau circuit dans les Sonnets ?

Oui, en proposant des « circulations » à travers les textes. Je pars du dessin du sonnet, puis je circule, pas nécessairement en suivant l’ordre ou les lignes. En totale ignorance de leur signification, j’identifie des mots, des structures, des répétitions comme des indices épars qui permettent de faire émerger le sens. En s’occupant plus du « Comment il dit » que du « Ce qu’il dit ». Et se demander si, une fois qu’on a lu on peut encore regarder son objet et conserver un rapport visuel, ignorant du propos. Je pense que oui.

Mais c’est un exercice particulier. Je suis récemment intervenu à l’université de Lausanne auprès d’étudiants et je me suis rendu compte qu’il était assez compliqué de les faire repartir dans une autre traduction, non académique.

Ce que vous nommez le « travail d’oubli » ? 

Oui, dans le sens « travail d’oubli d’une partie du texte ». Un sonnet est une forêt de signes, une forêt touffue. On doit donc oublier des signes pour pouvoir entrer par un endroit qui attire le regard (et non pas le début). Arriver petit à petit au texte complet, puis oublier pour revenir à l’original visuel. C’est un processus, mais sûrement pas une méthode, car toutes les formes de texte ne s’y prêtent pas. On ne peut par exemple pas saisir un roman d’un coup d’œil.

Mais je suis sûr qu’on peut y rentrer différemment. En le manipulant, en examinant le chapitrage, la table des matières, en vivant avec…

Dans J’ai dormi dans votre réputation, vous dites : « C’est donc par les mains que j’ai tenté de prendre possession de ces espaces shakespeariens. »

Cette citation renvoie aux performances liées à l’atelier, aux descriptions que je faisais des Sonnets en train d’être traduits, afin que le public puisse se faire une image du fragment. Pour cela, je remplace le signe par le geste. Mais je ne pointais pas les mots de l’index, j’en matérialisais la place entre le pouce et l’index. Ce que les typographes appellent la « hauteur d’x », espace alors dessiné par l’écart entre mes doigts. C’est donc bien par les mains que j’ai tenté de prendre possession de ces espaces shakespeariens. Le geste faisant apparaître des mots qui montrent leur place dans l’espace.