Remouliner les points Molino

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Quels sont ces points dont chaque étudiant et étudiante entend parler dans la formation Médiation culturelle des arts de l’université d’Aix-Marseille, telle une histoire de famille transmise de génération en génération ? Comment ont-ils façonné une manière d’appréhender les objets artistiques dans une pédagogie ? Qui est Jean Molino ? Autant de questions auxquelles les quelques paragraphes à venir vont tenter de répondre. Entre approche de l’art héritée et remise en question des savoirs, comment transmettre une méthodologie sans en faire une doctrine ?

Illustration de Renaud Perrin

© Renaud Perrin

Tout d’abord, un prérequis me semble nécessaire : n’étant pas universitaire, chercheuse, encore moins écrivaine, les pensées partagées dans cet article proviennent d’un savoir empirique et de quelques recherches qui ne peuvent être considérées comme exhaustives. Plus précisément, dans quelle posture s’ancre cette réflexion ? Au sein d’un poste de médiatrice culturelle au Frac Sud — Cité de l’art contemporain, et parallèlement d’un poste d’enseignante associée à la formation Médiation culturelle des arts, dont j’ai moi-même été l’étudiante il y a 7 ans. Depuis Marseille, donc, et à partir d’une pratique professionnelle de la médiation en art contemporain questionnant des formes artistiques toujours plus variées et parfois difficiles d’appréhension.

Débutons avec le nom propre ayant permis un jeu de mots à demi assumé dans le titre : Jean Molino et son article « L’art aujourd’hui », publié dans le numéro de juillet-août 1991 de la revue Esprit, qui résonne avec une réflexion personnelle sur de nouvelles formes d’art. Jean Molino est un universitaire dont les travaux portent sur la littérature française et comparée, la linguistique, la sémiotique et la musicologie. Il a enseigné aux universités d’Aix-en-Provence (désormais fusionnée et nommée Aix-Marseille Université), de Fès et de Lausanne.

Dans l’article qui nous intéresse, « l’art aujourd’hui » énoncé par Molino est certes l’art d’il y a trente ans, avec un focus plus particulier sur la peinture, mais les notions avancées restent actuelles. En effet, l’auteur met en évidence des questionnements autour de l’histoire de l’art, allant de l’art primitif à l’art de la Renaissance, en passant par l’art moderne avant d’arriver à l’art contemporain. En évoquant les possibles réactions et remarques face à ces nouvelles formes d’art, il offre la possibilité de mieux appréhender la conception dominante de l’art contemporain véhiculée par la critique.

« L’art aujourd’hui, c’est n’importe quoi ; tout le monde peut peindre et personne ne sait juger. Ici on empile des chaises, là on installe un édredon avec des taches de peinture, là encore on dispose un peu partout des bandes de couleur régulièrement tracées ; il y a toujours des gens pour voir et pour acheter, d’autres pour rédiger des catalogues, analyser et louer les œuvres, d’autres pour aimer ce qu’ils voient et d’autres, bien sûr, pour clamer qu’ils n’y comprennent plus rien1. »

Dès l’introduction, la réception des publics est prise en compte. Face à de nouvelles pratiques de la peinture, qui remettent en cause les principes classiques et académiques, comment les publics et la critique reçoivent ces œuvres ?

« Mais voici qu’en face grognent les esprits chagrins : l’art est mort — déjà Hegel l’avait bien dit — et l’on entasse des horreurs dans les musées, chacun peut peindre sans avoir appris et toutes les hiérarchies, toutes les valeurs sont confondues dans une interminable nuit de sabbat où personne n’arrive à se reconnaître2. »

De nombreux artistes déconstruisent les conventions académiques et produisent des œuvres qui ouvrent de nouvelles définitions de l’art et de l’artiste, pouvant constituer cette « interminable nuit de sabbat » dont parle Molino. Face à cette perte de repères, et bien qu’elle soit énoncée dans les années 1990, on ne peut que se projeter dans nos propres rapports aux créations actuelles. Les artistes éclatent toujours plus les codes et les cloisonnements entre les disciplines — qu’elles soient artistiques ou non. Le philosophe allemand Theodor Adorno décrivait à ce sujet dès les années 1970 un « effrangement des arts3 » au sein duquel les frontières entre les disciplines deviennent poreuses. S’il n’est plus possible d’attribuer à un matériau une discipline et une technique reconnaissables, comment appréhender ces objets artistiques ? Jean Molino, face à l’abondance et l’accumulation des propositions artistiques et la pluralité des pratiques, se questionne lui aussi sur les problématiques de la réception de ces nouvelles formes par les publics.

Jean Molino suggère de « décrire et non juger » les œuvres, soit de passer par les sens pour s’en sortir face aux œuvres auxquelles nous serions confrontés. Pour ce faire, six points sont proposés pour tenter de formuler « non les éléments d’une définition de l’art mais les composantes d’un modèle de son fondement anthropologique, qui constituent comme les prolégomènes d’une théorie sémiologique des pratiques artistiques4 ». C’est-à-dire, une introduction à une théorie de la réception des œuvres.

C’est à partir de ces points qu’apparaît un second protagoniste : Jean-Charles Bérardi. Enseignant-chercheur en sociologie, Jean-Charles Bérardi (1960-2006) a créé les formations de médiation culturelle de l’art de l’Université de Provence (nouvellement Aix-Marseille Université). À partir du travail de Jean Molino, il va remanier les points de l’article et constituer une méthodologie d’analyse des œuvres d’art, cette fois-ci en huit points.

Une notice est alors créée, et accompagnera les promotions d’étudiants et étudiantes de Médiation culturelle des arts : Un rapport à l’œuvre… des pistes de travail. Elle permettra l’adaptation à divers domaines artistiques, en modifiant le vocabulaire ou les niveaux de détails utilisés pour chacun des huit points :
« 1 – Qualités de l’œuvre ; 2 – Formes de l’œuvre ; 3 – Valeurs des formes ; 4 – Rythme sujet/objet ; 5 – Affects fondamentaux ; 6 – Fabrication : poésis et praxis ; 7 – Symbolisation ; 8 – Phénomène social total. »

Pièce sonore, installation, vidéo, performance, spectacle vivant, danse, littérature, bande dessinée, banane scotchée au mur, graffiti… tout peut y passer !

Dans les faits, quels éléments sont travaillés dans ces points aux titres parfois énigmatiques ? Comme s’il n’y avait déjà pas assez de protagonistes dans ce récit, mentionnons également ma prédécesseuse dans l’enseignement de Méthodologie de projet pour les Masters 1, Elsa Roussel. Elle a créé et transmis une notice de la notice, qui permet d’y voir un peu plus clair :

1 — Qualités de l’œuvre
Ce qui s’impose au premier regard/à la première écoute. Décrire ce qui saute aux yeux, aux oreilles, au toucher, du point de vue des couleurs, de la forme, du son, de la syntaxe, des mots. Rester succinct et objectif, l’analyse est progressive à travers les huit points.

2 — Formes de l’œuvre
On creuse ce qui a été dit précédemment dans ce qui est si particulier à l’œuvre. En nommant ses détails par des adjectifs, on commence à être plus précis sur les formes inhérentes à l’œuvre. Par exemple, la forme est-elle minimale, baroque, kitsch, expressionniste, etc. ? Large, épaisse, profonde, haute, etc. ?

3 — Valeurs des formes
Ici il s’agit de poursuivre les propriétés relatives aux qualités des formes. On qualifie encore et encore, on use de superlatifs et/ou de diminutifs pour donner des valeurs aux formes. Découper l’œuvre dans ses composantes et donner des mesures à ces dernières.

4 — Rythme sujet/objet
C’est le premier point qui accueille votre ressenti. Par ce premier glissement entre vous et l’objet, cet « aller-retour », il s’agit de revenir sur ce qui vous arrête dans l’œuvre, quelque chose vers lequel vous revenez sans cesse, comme une obsession. Pensez par exemple à Roland Barthes qui dans La Chambre claire (1980) parle de studium et de punctum à propos de la nature de la photographie.

5 — Affects fondamentaux
Comment l’œuvre mobilise vos affects présentement ? Quels sentiments convoque-t-elle ? De la douceur, de la colère, de la tristesse, du rire, etc. ? Pourquoi ? Si l’œuvre devait faire trace mnésique (de la mémoire), vous rappeler des souvenirs qui vous appartiennent, lesquels viendraient ressurgir ?

6 — Fabrication : poésis et praxis
La praxis : elle concerne la pratique ou l’action, c’est-à-dire les activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transforment le sujet. La poésis : c’est la création, l’œuvre. Ici il s’agit de rendre compte de comment l’œuvre fonctionne et vous fait fonctionner : il y a quelque chose de perméable qui s’engage entre vous et l’objet. Vous reprenez les composantes de l’œuvre, ses détails, aux fins de les décomposer et les recomposer et formuler ce qu’ils vous font. C’est une forme de synthèse qui approfondit toujours et encore les étapes précédentes.

7 — Symbolisation
Ici vous ouvrez votre ressenti personnel à une notion universelle. Par exemple, cette œuvre symbolise l’épuisement du temps, la révolte du monde ouvrier, la condition de la femme, le quotidien domestique, la solitude du grand âge, etc.

8 — Phénomène social total
Il pourrait également se nommer « La question culturelle de l’œuvre ». Il s’agit ici de construire la question culturelle sous forme d’adresse. Quelle question universelle sous-tend l’œuvre ? La forme interrogative est fondamentale : c’est une question qui peut nous concerner tous et toutes. Ce questionnement culturel, universel, sera le point de départ de votre adresse aux publics et induira l’outil de médiation directe que vous mobiliserez dans la création d’une relation à l’œuvre choisie sur vos territoires. La question posée doit pouvoir être posée hors du contexte de l’art (ne doit pas servir uniquement un discours centré sur le monde de l’art et son fonctionnement).

En suivant rigoureusement chaque étape, il en ressort une analyse de l’œuvre complète et un questionnement pouvant servir de guide pour proposer des actions de médiation en lien avec cette œuvre, le tout sans avoir besoin d’en connaître le contexte, d’avoir fait des études d’histoire de l’art, ou de savoir ce qu’a mangé l’artiste le jour où elle a été créée.
Regarder et décrire l’œuvre, donc, suffirait à capter son essence. Comment passer d’un regard subjectif des médiateurs à une approche pouvant inclure les publics ? La description comme méthodologie s’envisage comme un outil pour les professionnels de la médiation, mais également pour les publics. Ainsi pourrions-nous remplacer les questions complexes par de plus simples : Que voit-on ? Quelles émotions cela nous procure ? Y a-t-il quelque chose dans cette œuvre qui attire notre attention plus particulièrement ? Comment cela nous fait fonctionner ?

Cette approche, envisagée dans la transmission même de ces points, permet de repartir d’éléments simples et d’un travail collectif pour analyser une œuvre. Comment créer sa propre grille d’analyse ? Comment s’inspirer de méthodes passées tout en les questionnant ? Car c’est aussi de cela dont il s’agit ici, de requestionner les points de Molino. Si cette méthode permet de décortiquer l’œuvre sans passer par la connaissance, elle nous amène in fine à l’aborder selon une symbolisation, une signification, à travers ce « phénomène social total », qui serait supposé apporter une universalité. Or, s’il est bien une chose sur laquelle nous nous accordons, c’est que la réception des œuvres est tout sauf universelle.

Continuer de se remettre en question chaque nouvelle année universitaire serait alors la solution au dilemme de savoir quelle méthodologie choisir. Car si cela n’est pas aisé ou confortable, ne rien prendre pour acquis fait aussi la force de cette formation en médiation culturelle. Le faire aussi de manière transparente et horizontale avec les étudiants et étudiantes est nécessaire, car ce sont des professionnels en devenir. Poursuivons donc le travail de détricoter — ou remouliner — les théories et méthodes héritées, pour ne jamais se sentir bloqués dans le passé.