La valorisation des cultures étrangères par les bibliothèques de Bobigny

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Une présentation par Michelle Dumeix, directrice adjointe des bibliothèques de Bobigny, responsable secteur adulte, membre du bureau de l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis, lors de la rencontre professionnelle "Développer et animer un fonds en langues étrangères" organisée par l'Agence régionale du Livre le 2 octobre 2017 à la médiathèque de Vitrolles.


Bobigny est la ville préfecture de la Seine-Saint-Denis. Elle présente les mêmes caractéristiques sociologiques que le département, mais plus marquées.

Une population jeune (+ de 32 % de moins de 20 ans), aux revenus modestes (62 % des foyers non imposables). Peu de mixité sociale : + de 75 % d’employés, ouvriers, chômeurs, 15 % de professions intermédiaires, quasi pas ou peu de classes supérieures (5 %). 70 % de la population habite un quartier prioritaire du contrat de ville.

Bobigny est un territoire d’immigration depuis des décennies. Une grande partie de la population est étrangère (27 %). Plus de 80 nationalités s’y côtoient et de nombreux primo-arrivants s’y installent chaque année. Ceci lui confère une richesse culturelle indéniable malgré un fort sentiment de discrimination perçu par sa population.

La bibliothèque a toujours pris en compte cette diversité en accordant une place importante aux cultures étrangères au sein de ses collections, ainsi qu’à leur valorisation dans les actions culturelles qu’elle programme.

Cependant à l’orée des années 2000 une nouvelle immigration non francophone est arrivée.


Ouverts à tous les publics, promoteurs de l’accès à la culture et à l’information pour le plus grand nombre, lieux d’intégration sociale, lieux d’apprentissage et d’exercice de la citoyenneté, les bibliothèques sont concernées par cette thématique : offrir leurs services à l’ensemble des publics de la ville.

La bibliothèque a mis en place une offre de collections et de services spécifiques ; en constituant des collections de livres en langues étrangères dites de l’immigration, ainsi qu’un fonds important de documents d’apprentissage du français langue étrangère (FLE).

Ceci dans un double objectif, offrir une marque d’hospitalité et favoriser l’insertion :

  • Offrir une marque d’hospitalité en permettant à ces populations de conserver un lien avec leur langue et culture d’origine et que celles-ci puissent être transmises aux générations suivantes.

  • Favoriser l’insertion par la mise à disposition d’ouvrages en langues étrangères permettant de se familiariser avec la culture du pays d’accueil, de comprendre le fonctionnement de la société française, d’avoir accès à sa culture sans en maîtriser la langue. Enfin favoriser l’intégration sociale de ces populations par la fréquentation d’un lieu public de la commune.


La constitution d’une telle collection nécessite d’analyser les données démographiques de la ville. Avec plus de 80 nationalités, il a fallu faire un choix afin de déterminer dans quelles langues étrangères les fonds allaient être développés.

Il ne s’agit pas de faire l’acquisition de quelques dizaines de livres dans une douzaine de langues. En effet, chaque fonds doit être assez conséquent et régulièrement renouvelé afin d’offrir un choix attractif.

À Bobigny, la population immigrée vient en grande majorité de pays ayant un lien historique avec la France - Maghreb (Algérie, Maroc), Afrique subsaharienne (Sénégal, Mali) - et donc est en partie francophone. Cependant depuis une quinzaine d’années, l’on a pu constater que nombre de personnes primo arrivantes venant du Maghreb et d’Afrique subsaharienne ne parlent pas le français.

La ville compte également une communauté turque, une forte communauté chinoise ainsi que de nombreuses personnes venant d’Inde et du Sri Lanka avec notamment une importante communauté tamoule.

Les fonds en langues étrangères

Aux côtés des fonds en langues d’étude (allemand, anglais, espagnol, italien, russe), la bibliothèque a donc développé des fonds en arabe, chinois, tamoul, turc. Dans le même objectif, le fonds en anglais a été renforcé et diversifié afin de toucher une population venant d’Inde, également anglophone. En effet il était impossible de développer simultanément des fonds en hindi, ourdou, tamoul, bengali, télougou, marathi… Pour autant sur demande du public, un nouveau fonds en hindi est en cours de constitution.

Ces fonds sont constitués de littérature classique et contemporaine du pays, de traductions de romans français, d’une sélection de documents de base sur l’histoire et la culture du pays d’origine, d’ouvrages pratiques. Sont acquis également des documents sur la vie quotidienne en France ainsi que des livres sur l’histoire et la culture française. Ces ressources permettent de s’adapter et de s’intégrer plus facilement.

Des livres pour enfants dans ces langues sont également proposés dans les sections jeunesse. En effet si les enfants scolarisés deviennent rapidement francophones. Il est important d’offrir la possibilité aux parents de lire des livres avec leur enfants et favoriser ainsi l’exemplarité du “parent lecteur”.

La constitution de ces collections nécessite de s’appuyer sur des librairies spécialisées et de privilégier les visites en librairies plutôt que les commandes à distance afin de se faire présenter les livres par les libraires. En région parisienne les librairies spécialisées avec des interlocuteurs professionnels ne manquent pas :

  • librairie Avicennes et librairie de l’Institut du Monde Arabe pour les livres en arabe,
  • librairie Phenix pour ceux en chinois,
  • librairie Ozgul pour le turc.
    Cependant les choses se compliquent pour l’acquisition de livres en tamoul. Si l’on peut trouver quelques librairies dans le quartier indien situé derrière la gare du Nord, leur fonds sont peu fournis et peu régulièrement renouvelés. De plus, peu d’ouvrages en langue tamoule sont traduits en français et notre connaissance de cette littérature est assez limitée. Pour autant les statistiques de prêts révèlent que ces fonds ont une rotation très importante.

Il existe également des formes de coopérations et d’échanges avec des bibliothèques publiques. La bibliothèque de Shanghai, dans le but de promouvoir la culture chinoise, propose des dons de livres en chinois aux bibliothèques de villes où réside une communauté chinoise importante. Ainsi, la bibliothèque de Bobigny a bénéficié d’un important don de livres dans le cadre du programme “Window of Shanghai”.

Des méthodes d’apprentissage du français

Des méthodes d’apprentissage du français langue étrangère, tous niveaux, tous supports. Des méthodes spécialisées pour arabophones, anglophones, turcophones, tamoulophones, sinophones, etc…

De nombreux ouvrages en exemplaires multiples.

Des ressources en ligne accessibles via le portail de la bibliothèque.

Des livres en français facile

Acquisition de collections spécifiques de textes littéraires et de documentaires en éditions adaptées, mais également sélection de livres en édition “normale”, accessibles aux différents niveaux d’apprentissage (A1, A2, B1, B2).

Acquisition en exemplaires multiples.

Des séances d’accueil spécifique pour le public en apprentissage du FLE, alphabétisation et ASL (ateliers sociolinguistiques)

Les interventions de bibliothécaires s’intègrent dans cette perspective d’apprentissage :

  • Présentation des fonds de méthodes de langues mais également des collections concernant la remise à niveau, les formations et la recherche d’emploi.
  • Utilisation de divers supports (albums, livres, méthodes de langue, projections de films avec débats, …)
  • Présentation de documents concernant l’histoire de France et ses institutions.
  • Chaque stagiaire rédige un compte rendu de la séance précédente et en fait la lecture à voix haute.

Les femmes en alphabétisation fréquentent peu les structures culturelles. Ces visites en groupe leur permettent de se familiariser avec la bibliothèque, d’y repérer des documents et des services qui les concernent, d’avoir un premier contact avec les bibliothécaires. Elles y reviennent par la suite - souvent avec leurs enfants - moins intimidées parce que connaissant déjà la structure.

Les élèves en FLE reviennent eux aussi seuls, s’inscrivent et fréquentent régulièrement la bibliothèque. Certains y inscrivent leurs enfants et assistent avec eux aux animations programmées (heure du conte, petits déjeuners du livre…).

Les formateurs de ces groupes investissent l’ensemble des initiatives de la bibliothèque et organisent pour leurs groupes des visites des diverses expositions proposées. Ils affirment qu’il est essentiel de confronter ces adultes à d’autres intervenants et d’autres structures afin qu’ils réalisent ainsi que l’on peut apprendre en dehors des murs du centre de formation, que la langue n’est pas qu’une affaire de grammaire et d’orthographe mais aussi une façon de voir le monde et une culture.

La mise en place d’Ateliers de conversation

Deux rendez-vous par mois en direction de publics non francophones souhaitant pratiquer le français. Ces moments de rencontre, de partage et de convivialité sont centrés autour de différentes thématiques et de sujets d’actualité ou de culture générale.

Animés par deux bibliothécaires, ces temps d’échanges interculturels sont ouverts au public individuel et organisés en partenariat avec les organismes et associations qui dispensent des formations linguistiques.

Un atelier en soirée le mardi de 18h30 à 20h.

Un atelier le jeudi matin de 9h30 à 11h (pour les femmes qui ont des enfants et ne peuvent se déplacer en soirée).


Comme le souligne la charte de l’Unesco de 1994, « les bibliothèques doivent encourager le dialogue interculturel et favoriser la diversité culturelle. » 

Ainsi à Bobigny, pour les raisons que je viens de développer, ce dialogue fait, en quelque sorte, partie de l’ADN des collections et des actions de la bibliothèque.

  • En prêtant une attention particulière dans la constitution des collections à ce que les œuvres et la création issues des pays des cultures d’origines de la population balbynienne (littérature, philosophie, civilisation, cinéma, arts…) y trouvent bonne place.

  • En mettant l’accent sur les ressources concernant les questions en lien avec l’immigration ou les pays d’immigration (histoire, actualité).

  • En mettant en valeur la diversité culturelle dans les animations de la bibliothèque. Expositions de photographies, projection de films documentaires, lectures à voix haute de littératures étrangères, rédaction de sélections sur les littératures et le cinéma…

  • Exemple : Planète India

Les manifestations qui mettent à l’honneur un pays, une langue, une culture rencontrent un vif succès. Il semble que cela réponde à un réel besoin de découverte de la culture de l’autre, et de dialogue interculturel. Les expositions de photographies sont en ce sens un médium idéal qui interpelle tous et chacun, et permet cette découverte au-delà de la parole. Très souvent lors de la visite d’une exposition avec les groupes de jeunes ou d’adultes en apprentissage du français langue étrangère, celui ou celle qui est originaire de la région en lien avec l’exposition est sollicité, il donne des explications, commente, répond aux questions des autres. Ce sont des moments forts, extrêmement vivants et valorisants pour ceux qui interviennent à cette occasion.
Il faut aussi souligner ici que les littératures et les cinémas du monde entier sont très appréciés par les usagers de la bibliothèque.

Depuis l’ouverture de la vidéothèque en février 2008, une place importante à l’offre cinématographique issue de l’Inde, la Chine, le Maghreb, l’Afrique noire… est accordée au sein des collections DVD. Ces œuvres attirent une population peu encline à venir en bibliothèque, parfois même intimidée ou éloignée des pratiques de lecture. Ce public d’origine étrangère remarque avec fierté toute la diversité de ces collections audiovisuelles. C’est pour eux une forme de reconnaissance de voir des films du Maghreb, du Sénégal ou de l’Inde figurer au milieu des grands chefs d’œuvres du patrimoine du cinéma mondial. Un succès qui pousse la bibliothèque à acquérir de plus en plus de titres. Il en va de même du cinéma dit “de banlieue” qui confronte réalités sociales, questionnement autour de l’identité des jeunes issus de l’immigration et culture des parents.

On peut signaler également l’engouement pour les livres et les films documentaires sur la condition féminine en Afrique, les rapports Nord-Sud, l’esclavage et la colonisation ainsi que toutes les problématiques liées à l’immigration ou les pays d’immigration.


Pour communiquer sur ces collections et services spécifiques, la bibliothèque a réalisé un guide multilingue (anglais, arabe, chinois, français, tamoul et turc). Il permet au public non francophone de découvrir les services les concernant.

Ce guide multilingue est régulièrement diffusé dans les différents lieux publics de la ville, via des centres sociaux et associations mais également via des commerces spécialisés (épicerie tamoule, turque, taxiphones…).

Le sac de la bibliothèque avait été conçu sur le même principe en déclinant le mot bibliothèque dans ces mêmes langues. Malheureusement depuis quelques années la bibliothèque n’a plus les moyens financiers d’offrir des sacs à ses usagers.


Ces collections et services sont inscrits dans le projet de service de la bibliothèque, un budget leur est donc alloué.

Comme je l’ai mentionné au début de mon exposé, 70 % de la population balbynienne habite un quartier prioritaire de la politique de la ville. La bibliothèque dépose un dossier de subvention dans le cadre du Contrat de ville. Nous recevons ainsi des subventions régulières depuis 2005.

Ces subventions nous permettent de constituer ces collections et sont un soutien non négligeable pour la mise en valeur de la diversité culturelle dans les animations de la bibliothèque.

C’est grâce à ces subventions que la bibliothèque a, entre autres, pu réaliser le guide multilingue du service.


Bien évidemment ce travail de médiation est impossible sans un travail partenarial.

Pour atteindre ces publics, la bibliothèque développe des partenariats avec les centres sociaux, les organismes de formation, les associations qui dispensent des cours de FLE, d’alphabétisation et des ASL, les foyers de migrants, les classes allophones.

Ces partenariats sont un véritable apport de compétences pour mieux connaître ces publics et comment les servir. Ainsi c’est en échangeant avec les formateurs de français langue étrangère que nous avons constitué un fonds cohérent d’apprentissage du français.

C’est également grâce aux éducateurs spécialisés des foyers de migrants que nous avons pu appréhender la situation et les barrières psychologiques de ces migrants.

Ainsi la bibliothèque au fil des années consolide ces partenariats et en développe de nouveaux. Pour mémoire, les trois premiers trimestres de l’année 2017, la bibliothèque a accueilli 250 personnes en apprentissage FLE/ASL, 100 personnes lors des ateliers de conversation, une quarantaine d’adultes migrants.

Cependant le travail partenarial requiert beaucoup d’énergie et est particulièrement chronophage. En effet il s’agit d’une démarche volontaire, il faut aller vers les partenaires, ne pas les attendre !

Ici se pose la question de la formation du personnel et des prérequis nécessaires à ces accueils.


Si la bibliothèque de Bobigny a été pilote sur ces questions, d’autres bibliothèques se sont investies sur ce sujet notamment via l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis.

L’Association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis, fondée dans le courant des années 1990 s’est rapidement emparée de ces questions et a mis en place un groupe de travail sur ce sujet au début des années 2000, alors qu’il n’était quasiment pas évoqué dans les débats professionnels.

De nombreuses séances de ce groupe ont été consacrées aux moyens de permettre la découverte par tous des services des bibliothèques et ont permis d’échanger et de mutualiser des pratiques (constitution des fonds, catalogage, médiation, partenariats…).

En juin 2012, une journée de formation a découlé de ces travaux avec notamment la rencontre de formateurs de français langue étrangère, associations, ainsi que des bibliothécaires qui mènent ensemble de projets pluriannuels avec des groupes d’apprenants. Visites-découverte de la bibliothèque, ateliers thématiques et ateliers de conversation ont vu le jour dans beaucoup de bibliothèques du département grâce à des échanges oraux et in-situ, démontrant le bien-fondé d’une mise en commun et d’une expertise partagée dans le cadre du groupe de travail.

Le groupe propose régulièrement des formations thématiques avec des intervenants extérieurs. Plusieurs formations se sont ainsi tenues dans les bibliothèques de Seine-Saint-Denis : Recherche de partenariats sur un territoire ; Lecture publique et immigration(s) ; Accueil des primo-arrivants dans les bibliothèques françaises ; Démarches et outils didactiques pour les intervenants et les apprenants en bibliothèque.

Une journée d’étude co-construite avec la Bpi et le Musée national de l’histoire de l’immigration autour de “L’accueil des migrants en bibliothèque” s’est tenue en juin 2016, qui a rassemblé bibliothécaires et formateurs de l’ensemble de l’Île-de-France, marquant la volonté de l’Association de faire évoluer les pratiques professionnelles des bibliothèques dans l’accueil des migrants bien au-delà de son territoire.

À cette occasion, un court-métrage documentaire, Portraits de migrants à la bibliothèque, des portraits réalisés par Juliette Angotti, vidéaste, et Dominique Tabah, conservateur en chef des bibliothèques, a été produit par l’association.

Je voudrais terminer cette intervention en donnant la parole à ces migrants.