Quel papier pour un livre vert ? Entretien avec Daniel Vallauri

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Gestion des forêts, impression, recyclage… De sa fabrication à sa fin de vie, le papier utilisé dans les livres français fait parfois un long voyage dont les étapes manquent de transparence et d’encadrement. Ce sujet a fait l’objet de plusieurs études réalisées par Daniel Vallauri, chercheur et responsable du programme “forêts” du WWF.

Daniel Vallauri : Je travaille pour cette association depuis plus de vingt ans. Docteur en Écologie et Sciences forestières, j’ai développé des projets variés, pour la protection de la biodiversité forestière, la bonne gestion des forêts exploitée et leur restauration lorsqu’elles sont dégradées. Et ce en France métropolitaine ou ultramarine et à l’étranger. Au WWF nous avons également pour objectif de promouvoir une consommation responsable des produits forestiers (bois, papier, énergie). C’est à ce titre, qu’avec Lisa King et Julien Tavernier, nous avons travaillé sur la filière Livre (responsabilité environnementale, livre jeunesse imprimé en Asie, potentiel d’amélioration de la circularité de l’économie du livre).


À quelle étape de sa vie, un livre a-t-il le plus d’impact sur l’environnement ?

Pour mieux comprendre l’impact d’un livre, il faut suivre sa fabrication, de la forêt à la librairie, voire après lorsqu’il est jeté et non trié par exemple. Les étapes clés sont : 

  • La gestion des forêts et la fabrication de la pâte à papier, qui se font dans beaucoup de régions du monde. En France, il n’y a pas de forêt à papier proprement dite (cela ne serait pas rentable), mais une part de l’exploitation des petits bois sont destinés à produire du papier (ou de l’énergie ou des panneaux de particules - ces trois usages sont concurrents).
  • La fabrication du papier, qui se fait souvent en Europe. Il y a bien une fabrication de papier française, à partir de bois exploités dans les forêts françaises, mais aussi de pâte à papier importée (ex. 30 % de la pâte à papier importée en France vient des plantations industrielles du Brésil).
  • L’impression et le façonnage du livre, qui sont généralement faits en Europe.
  • Les multiples transports.
  • Les multiples vies (occasion) et la fin de vie du livre.

Nos études se sont intéressées au premier point et au dernier.

Depuis, le Covid et la guerre en Ukraine ont conduit à quelques évolutions, notamment le souhait de relocaliser (le modèle des papèteries intégrées, de l’exploitation des arbres à la vente de papier est de loin le meilleur, économique comme écologique).


Justement, pouvez-vous nous parler des études sur les enjeux environnementaux de la filière du livre auxquelles vous avez participées ?

Trois études ont été conduites depuis 2018 : sur le livre jeunesse imprimé en Chine (2018), sur l’économie circulaire dans le livre (2019), sur le livre scolaire (2021). Que retenir ?

Tout d’abord, l’étude de 2018 nous montre que la chaîne de valeurs qui lie la forêt au livre est longue. La partie amont (forêt, bois, pâte à papier) est généralement mal connue par les éditeurs. Deux des maillons de la chaîne sont mondialisés totalement (pâte à papier) ou partiellement (impression des livres). La nature des risques induits sur les forêts comprend des problématiques très variées comme la déforestation, la dégradation de zones à haute valeur de conservation (forêts et tourbières), la monoculture d’arbres en plantation industrielle et l’exploitation illégale du bois.

Une évaluation prudente montre que la consommation de papier graphique1 dans certains pays est plus à risques que d’autres. Certains pays européens (Italie, Belgique, Roumanie) présentent un risque non négligeable du fait d’importations massives de pâte à papier en provenance notamment du Brésil (plantations industrielles).

Une part de l’édition française est aujourd’hui imprimée dans des pays à risques potentiels, en ce qui concerne l’approvisionnement en papier. Les impressions en Asie (Chine, Malaisie, Singapour) représentent 3,9 % en moyenne du nombre de titres français entre 2006 et 2016. Pour l’édition Jeunesse, ce même taux est égal à 4,1%. Le volume de livres importés d’Asie représente 1% du papier graphique consommé en France et représenterait 15 % du volume de papier utilisé par l’édition française. Cela toucherait notamment de façon très significative l’édition Jeunesse.

L’analyse en laboratoire de 60 livres Jeunesse imprimés principalement en Chine souligne la sensibilité et la diversité des risques associés aux chaînes d’approvisionnement en Asie. La Chine absorbe ainsi des pâtes à papier provenant du monde entier et présentant les risques associés à chaque origine. Les papiers des livres analysés racontent tous une histoire différente, rappelant notamment l’importance pour l’approvisionnement des papetiers asiatiques des plantations industrielles (monocultures d’eucalyptus ou d’acacias) et des forêts tempérées et boréales nord-américaines (épicéas, Douglas).

Ensuite, un enjeu important est de moins gaspiller, mieux collecter, recycler et utiliser plus de papier recyclé dans nos livres. Les données rassemblées dans une seconde étude en 2019 démontrent que la destruction et le recyclage du livre est bel et bien déjà une réalité. 25 % des livres invendus de l’année sont pilonnés ou stockés (131 millions de livres).

Pour les livres vendus et devenus usagés, la question de leur fin de vie est un tabou ; un exercice de modélisation a mis en lumière que plusieurs segments du marché du livre présentent des enjeux significatifs :

Le livre acheté par les particuliers ressort comme le principal enjeu. En se basant sur des chiffres officiels d’achat sur 10 ans (2007-2016), on conclut que les Français auraient accumulé chez eux au moins 3,8 milliards de livres achetés neufs, soit plus de 100 ouvrages pour chaque acheteur de livres. L’augmentation des dons de livres auprès d’associations et entreprises spécialisées dans le livre d’occasion semble confirmer que l’on se sépare bien des livres, lesquelles indiquent en jeter ou en recycler plus de la moitié.
Les bibliothèques représentent un petit pourcentage des livres achetés (2 % environ, soit 8,82 milliards de livres par an). Si l’on considère que le stock est constant et renouvelé régulièrement, la même quantité de livres serait jetée ou recyclée. L’étude montre que de plus en plus de bibliothèques encouragent la revente à bas prix et le don des exemplaires désherbés. Le désherbage des livres défraîchis ou non lus est une réalité bien connue des professionnels.

En suivant le cycle de vie du livre, cette étude montre également que :

Selon les scénarios, la fin de vie (ordures ménagères et recyclage) concernerait de 107 000 à 233 000 de tonnes de livres par an, toutes provenances confondues (particuliers, revendeurs, bibliothèques, scolaires, pilon).
La part de livres dans les ordures ménagères résiduelles pourrait varier selon les scénarios de 9 700 à 63 000 tonnes par an. Invisible dans le flot des ordures des ménages (30 millions de tonnes par an), cela constitue toutefois un gaspillage d’une précieuse matière.
La part théorique de livres recyclée est variable selon les scénarios, de 98 000 à près de 170 000 tonnes par an. Cela n’est bien sûr aucunement la réalité à la vue des tonnages de livres usagés entrant dans le circuit des fabricants de papier recyclé, estimé par les entretiens à environ 30 000 tonnes par an. Une partie du gisement possible est donc gaspillée. Pourtant, il est précieux et pourrait permettre de produire jusqu’à près de 119 000 tonnes de papier graphique recyclé, ce qui équivaudrait à près de 12 % de la consommation française de papier recyclé ;
Pour boucler la boucle, rappelons qu’à peine plus de 4 500 tonnes de papier recyclé (0,5 % de la consommation française de recyclé) sont utilisées en France pour produire des livres. Le papier recyclé a toujours mauvaise presse chez les éditeurs français. 2 % des livres sont en papier recyclé seulement.

Dernière étude en date (2021), sur le livre scolaire : il génère un chiffre d’affaires égal à près de 400 millions d’euros, avec plus de 60 millions d’ouvrages vendus, soit 14,6 % du chiffre d’affaires total de l’édition en 2019. Le secteur est dominé par six éditeurs qui se répartissent la grande majorité du chiffre d’affaires. Les ventes de livres scolaires restent élevées, même en dehors des années de réformes, comme en 2018, avec plus de 50 millions d’ouvrages vendus. Ces chiffres conséquents confèrent une responsabilité environnementale aux professionnels du secteur, notamment le Ministère chargé de l’Éducation, les éditeurs, les conseils régionaux et départementaux, les imprimeurs, les écoles et les enseignants.

Conséquence des calendriers serrés des réformes scolaires, la chaîne de production de l’édition scolaire est connue pour être soumise à de fortes contraintes. Dans ce rapport, nous identifions les points de vigilance environnementale en suivant les étapes de création et fabrication d’un livre scolaire afin d’explorer les possibilités de réduire les tensions qui pénalisent l’écoconception et la bonne fin de vie du livre scolaire. L’usure rapide, l’obsolescence du contenu et donc la courte durée de vie du livre scolaire, mises en perspective avec les volumes conséquents en circulation (utilisés ou stockés), font des questions d’écoconception et de recyclage des éléments centraux pour viser une filière exemplaire et responsable, dont la transparence doit s’améliorer.

Le stock de livres scolaires en usage dans les écoles, collèges et lycées n’est pas connu. Toutefois, en incluant le parascolaire et simplement entre 2015 et 2019, nous arrivons à un total de 286 millions d’exemplaires vendus. Si l’on considère que le stock est constant et renouvelé régulièrement au gré des réformes (tous les 5 ans environ), une quantité significative de livres scolaires serait recyclée ou jetée. Malgré cela, aucun dispositif global et pérenne ne vise la collecte et le recyclage des livres scolaires en France. Le devenir de ce gisement très concentré pose question du fait de l’absence de consignes de tri et représente peut-être d’ores et déjà un immense gâchis. Le rapport s’interroge donc sur la manière de remédier au grand vide législatif et organisationnel qui existe au sujet de la récupération et du recyclage des livres scolaires obsolètes. Celui-ci apparaît de plus en plus injustifiable, notamment dans un contexte de promotion accrue de l’économie circulaire.


Qu’est-il nécessaire de mettre en œuvre aujourd’hui dans le monde du livre pour qu’il soit plus écologique ?

La prise en compte de l’environnement dans le secteur du livre repose sur cinq principes :

  1. La maîtrise des gaspillages ;
  2. Le bon usage des ressources naturelles ;
  3. La promotion de l’économie circulaire du livre ;
  4. La meilleure répartition des coûts, investissements et bénéfices au long de la chaîne de valeur ;
  5. La prévention des risques par une vigilance raisonnée.  


À quelles conditions est-il possible d’imprimer tous les livres avec du papier uniquement made in France ?

Je ne me prononce pas, ce n’est pas de ma compétence, sur la capacité à relocaliser tout le segment “imprimeur & façonnage” en France. Par contre, à court et moyen terme, cela ne me semble pas envisageable que l’ensemble du papier de l’édition française soit produit à partir de l’exploitation des forêts françaises. Un marché du papier est en place, en grande partie européen, répondant à des logiques qui dépassent le livre. S’il faut mettre en place les outils qui réduisent les impacts sur les forêts du monde (diligence raisonnée des approvisionnements, certifications exigeantes, augmenter l’usage de papier recyclé ou contenant une part de fibres recyclés), tout relocaliser est difficile à concevoir à partir de l’état actuel des filières et industries en place.

De plus, pour des raisons économiques aussi, les forestiers n’ont pas intérêt à produire beaucoup plus de petits bois pour la pâte à papier. En France, dans le cadre d’une bonne gestion des forêts, cela reste un sous-produit d’une gestion produisant des bois d’œuvre plus rémunérateurs à partir de forêts âgées également écologiquement plus intéressantes.


Le consommateur/lecteur français se retrouve face à de nombreux labels (français ou internationaux), peut-il s'y fier ?

Il existe une forêt de labels. Pour le livre, les plus importants à connaitre sont :

Pour les papiers fibres vierges, PEFC ou FSC. FSC reste plus exigeant et efficient à garantir une gestion responsable des forêts exploitées dans tous les cas. Le WWF conseille d’exiger a minima une certification FSC pour tout papier ou livre provenant de pays ou types de forêts sensibles (Brésil ou Indonésie par exemple, plantations monoculture de pins ou d’eucalyptus pour la pâte à papier, pays d’Asie ou Europe de l’Est pour les livres).
Les labels du papier recyclé, même si le livre est peu recyclé et peu fait de papier recyclé. Le label allemand « Ange Bleu » est un des plus exigeants : les fibres de papier proviennent à 100% de vieux papiers et le processus de fabrication exclut certaines substances dangereuses. Il y a également le label « FSC recyclé » qui garantit que le papier est fabriqué à partir de 100% de matières recyclées.
Le label Imprim’vert qui encadre les pratiques des imprimeurs et vise à diminuer l’impact de l’activité sur l’environnement (déchets dangereux, pollution, sensibilisation du personnel, gestion de l’énergie, …).
Des mentions parlant de l’impact carbone calculé du livre sont également importantes, comme l’étiquette carbone de Hachette. Créée il y a 10 ans, cette étiquette indique si le papier est certifié ou recyclé et l’empreinte carbone de l’ouvrage.
Pour évaluer la qualité environnementale d’un livre via les labels, il faut a minima deux labels, l’un pour le papier, l’autre concernant le processus d’impression. Les mentions légales (mais pas toujours présentes) comme le pays de fabrication est utile pour mesurer le risque. Les mentions sur la chimie utilisée (types encres) sont, elles, rarement présentes.


1 Papier graphique : tout support imprimé de littérature, communication, connaissance et d’information.