Des bibliothèques inclusives

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Un article de Thomas Chaimbault-Petitjean et Marie-Noëlle Andissac initialement paru en octobre 2015 dans le n°80 deBibliothèque(s), revue de l'Association des bibliothécaires de France, sur le thème "Bibliothèques et inclusion".

De l’intégration à l’inclusion, le pas franchi est celui qui traduit dans les pratiques avec les publics la révolution copernicienne qui a bouleversé la bibliothéconomie en plaçant les usagers “au centre”. Sa mission émancipatrice passe désormais par la co-construction des services.

Depuis quelques années, on note l’émergence de la notion d’inclusion sociale, entendue comme moyen pour tous, enfants et adultes, de participer à leur communauté et à la société en tant que membres valorisés, actifs et respectés…

La notion, en soi, n’est pas neuve. En bibliothèque, elle entre en résonance avec d’autres concepts comme celui de rôle social, visant l’implication dans la réduction des inégalités d’accès au savoir et à la culture, dont Fabrice Chambon démontre dans son mémoire d’étude qu’il est au cœur des modèles successifs de bibliothèques élaborés depuis les bibliothèques populaires. Mais ceci redevient prégnant alors que se font insistantes les préoccupations professionnelles concernant les publics, et plus sensibles les questions liées à l’exclusion sociale, la diversité culturelle, le handicap.

L’actualité même s’en fait l’écho. Qu’on se souvienne en France, en 2014, des mouvements demandant le retrait des collections de certains ouvrages Jeunesse, remettant directement en cause le rôle politique et démocratique de nos établissements. La même année, aux États-Unis naissait l’initiative populaire « We need diverse books » avec l’objectif de promouvoir la diversité en littérature de jeunesse et de sortir des représentations normées, blanches, valides, hétérosexuelles. S’il ne s’agit là que des collections, il apparaît nécessaire de travailler largement en faveur d’une plus grande accessibilité des espaces et des services, en prenant en compte les diverses barrières ressenties par les usagers.

C’est tout l’enjeu du dossier L’inclusion en bibliothèque(s) : souligner, montrer et, partant, favoriser, impulser les initiatives autour du caractère inclusif des équipements culturels que sont les bibliothèques.


Il ne s’agit pas d’intégration. Dans la logique du concept d’intégration, c’est à la personne de s’adapter pour intégrer la société et ses règles, de gommer ses traits culturels et ses différences considérés comme excluants. Le concept d’inclusion inverse le vecteur en demandant cette fois à la société, et donc à la bibliothèque, de s’adapter pour intégrer l’ensemble des personnes avec leurs différences culturelles, physiques et sociales.

Dans son livre intitulé La société inclusive, parlons-en !, Charles Gardou, anthropologue, professeur à l’Université Lumière Lyon 2, définit les cinq grands principes d’une société inclusive.

En premier lieu, il souligne la nécessité pour tous les individus qui composent une société de partager un patrimoine commun : « Il ne suffit pas de vivre sur un même territoire pour appartenir à sa communauté, encore faut-il en partager le patrimoine éducatif, professionnel, culturel, artistique. Aujourd’hui, les populations en marge, isolées ou nomades, les minorités linguistiques ou culturelles, les personnes handicapées, les groupes défavorisés ou marginalisés ne bénéficient pas pleinement de ce droit. Espace public accessible à tous, lieu de mixité et intergénérationnel par excellence, la bibliothèque est à même de proposer à chacune et chacun de partager son patrimoine et de construire ainsi ce patrimoine social commun.

Dans un deuxième temps, il s’agit de construire une société qui permet « de conjuguer les singularités sans les essentialiser », où chacun peut exprimer sa singularité sans créer pour autant de l’exclusion ou du communautarisme, où l’on valorise la culture de l’autre. Là encore, la bibliothèque, par ses collections ou ses animations, peut jouer un rôle dans cette expression de soi. Il s’agit donc de revenir sur la façon dont on peut connaître et reconnaître les communautés, valoriser pleinement les différentes cultures.

Le troisième principe d’une société inclusive est le refus de ”l’infra-humanisation”, notamment celui d’un vocabulaire dépréciatif (anormal, débile, diminué…) qui contribue au maintien en état d’infériorité des personnes fragilisées ou marginalisées. S’il est un certain nombre de qualificatifs que l’on sait éviter, d’autres sont plus difficiles et les commissions Légothèque ou Accessibib de l’ABF sont là pour accompagner les bibliothécaires à naviguer à travers un vocabulaire qu’on ne souhaitera ni dépréciatif ni trop normatif.

Notons ensuite qu’une société inclusive défend le droit d’exister. « Permettre d’exister aux personnes fragilisées requiert de reconnaître leurs désirs. Ces dernières sont dans la société sans en être vraiment. Elles sont aux mains des autres qui décident pour elles, qui les prennent en charge sans forcément les prendre en compte comme sujets et acteurs de leur propre histoire. Il s’agit donc de valoriser les ressources, et les capacités des personnes fragilisées. La mise en capacité répond pleinement à ces questionnements et participe de l’émancipation du citoyen. En offrant des ressources plurielles et adaptées aux questionnements de la population, en permettant l’acquisition de nouvelles capacités de compréhension et d’expression, et, au-delà, en mettant en place des projets co-construits avec les publics, les bibliothèques s’imposent comme des leviers précieux de politiques publiques en faveur de l’affranchissement et de l’autonomie.

Enfin le dernier principe, et sans doute le plus important, est le principe d’équité (étant entendu que l’égalité formelle n’assure pas l’égalité réelle). Il s’agit d’optimiser les ressources propres de la personne, sa motivation, sa capacité d’agir, de s’autodéterminer en faisant tomber les barrières et les freins à travers différents dispositifs. Une façon de nous souvenir, pour les professionnels que nous sommes, que l’égalité que nous promouvons doit toujours être remise en question.

Dès lors, nous affirmons le rôle central que les bibliothèques peuvent jouer dans l’inclusion sociale des publics.

Il s’agit dans un premier temps de bien comprendre d’où
l’on part, de connaître les publics auxquels s’adresse la
bibliothèque, qu’ils fréquentent ou non l’établissement. La bibliothèque du Queens, à New York, mène régulièrement une étude cartographique de ses collections et fait évoluer l’offre de services, comme les collections même des établissements, en fonction des mouvements de population. Cette connaissance fine des publics et de leurs besoins est également au cœur des initiatives de la Bibliothèque de Toulouse que ce soit au niveau de son projet “accueil”, de l’attention portée à l’accessibilité des services ou au travers d’actions plus
ponctuelles, mais toujours menées “avec” et non “pour” les publics.

Si inclure est d’abord adapter la bibliothèque aux publics, il convient alors de commencer par revoir les procédures administratives que nous leurs opposons et réduire le plus possible les barrières systémiques que ressentent certaines catégories de public et qui peuvent ne pas être évidentes pour les professionnels. L’analyse sous l’angle du genre menée par Universcience des expositions de la Cité des sciences et de l’industrie et du Palais de la découverte met ainsi en évidence des biais systémiques et des stéréotypes véhiculés inconsciemment mais pouvant influer sur les représentations des visiteurs et, partant, sur leur orientation professionnelle.

Ces actions passent ensuite par la mise en œuvre de partenariats, ce qu’a pu initier la Bpi avec l’association France terre d’asile par exemple, d’ateliers et d’actions spécifiques, ce que propose le réseau des bibliothèques de Zagreb à l’égard des sans-abri par exemple, ou d’adaptation des collections. On pense ici aux espaces Faciles à lire susceptibles de répondre aux besoins de nombreux publics (adultes en apprentissage, dyslexiques, personnes en difficulté de lecture…), mais aussi au concept des “étagères roses” dans les pays scandinaves
qui signalent les collections LGBTQ physiquement et virtuellement. Un concept qui se heurte encore parfois au principe d’universalité et de pluralisme des collections mais qui ne s’y oppose pas fondamentalement puisque c’est autour des différentes pratiques culturelles proposées par la bibliothèque que se construiront des règles communes et un sentiment d’appartenance à une communauté.

Le projet canadien Working together va plus loin encore. Il s’est en effet attaché à mieux connaître, écouter et finalement collaborer avec les communautés desservies. En mettant en place des expériences de co-constructions y compris via un droit de regard sur les collections, il valorise les potentialités, les cultures, les savoirs de ces publics. En France, le projet “Melting Popote” de productions documentaires autour d’ateliers de cuisine multiculturels, l’implication de publics malvoyants dans la création de livres et d’outils de sensibilisation, ou l’utilisation des bibliothèques vivantes comme outils de co-construction participent du même objectif de rendre les publics acteurs et agissants dans l’espace démocratique.

Pour réussir, ces actions nécessitent la formation et l’implication des bibliothécaires. Citons à ce sujet le rôle important de la Bpi, notamment à travers la plateforme collaborative “Bibliothèque dans la cité”, mais également l’initiative de la bibliothèque Chaptal dont le recrutement d’un bibliothécaire sourd a été l’occasion de former les collègues et, grâce à des actions à l’adresse du public sourd, de sensibiliser l’ensemble des usagers et des professionnels à la culture sourde.

En engageant ses usagers, en valorisant les savoirs et les cultures, en impliquant et co-construisant les services avec ces mêmes usagers, la bibliothèque s’inscrit au cœur du territoire qu’elle dessert et, au-delà, de la société. Elle est le lien entre les institutions et les publics, entre les différentes populations desservies, entre les différents membres de chacune de ces populations.

Il ne s’agit pas de « faire de l’inclusion » parce que c’est à la mode, parce qu’on en parle ou pour paraître plus ouvert. Il s’agit de répondre à un réel besoin, celui des publics concernés mais aussi de la société dans son ensemble. Valoriser les différences d’opinions, la liberté de pensée, la rencontre fructueuse des cultures, le respect et la reconnaissance entière de chacune et de chacun, favoriser les rencontres pour empêcher l’incompréhension et refuser l’expression des extrémismes, tout cela participe de la mission d’émanciper les citoyens pour qu’ils prennent part au débat public.

C’est aujourd’hui, plus que jamais, que nous devons réaffirmer le rôle essentiel des bibliothèques.


“Bibliothèques, construction de soi et lutte contre les stéréotypes”

Créée en janvier 2012, la commission Légothèque de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) vise à souligner le rôle d’accompagnement des bibliothèques dans la construction des individus en leur donnant accès à des collections, des espaces et des services. C’est par ce biais qu’ils ou elles peuvent interroger, construire et affirmer ce qu’ils ou elles sont, souhaitent être, se pensent être.
Mais il s’agit également de favoriser les rencontres en permettant l’expression des individualités.

 Le nom “Légothèque” renvoie au jeu de construction Lego, à l’ego, c’est-à-dire à soi, mais aussi au verbe lire en latin (lego, legis, legere). Il fait en même temps référence aux bibliothèques (-”thèque”).

Le groupe souhaite aborder trois angles de réflexion pour repenser missions, services, espaces et accès aux collections :

  • Interculturalité et multiculturalisme,
  • Questions de genre,
  • Orientation sexuelle et sentimentale.

Les objectifs de la commission sont :

  • de provoquer la réflexion sur la lutte contre les stéréotypes et la construction de l’individu au sein de l’association en proposant un espace d’échanges, des retours d’expériences et une veille sur le sujet ;
  • de faire émerger une prise de position politique sur ces sujets au sein de l’association et de proposer des pistes de réflexion au Conseil national ;
  • de relayer les réflexions et les actions qui ont lieu au niveau international.