Des bibliothèques (vraiment) pour tou.te.s : repenser la bibliothèque en tant qu’espace de dialogue interculturel

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Je vais essayer de vous proposer une réflexion générale, qui appellera sans doute un débat - je l’espère - autour de l’articulation complexe entre les bibliothèques publiques et l’interculturalité.
En 2010, quand j’ai choisi de m’intéresser, au cours de ma formation d’élève-conservatrice, au rapport qu’entretenaient les bibliothèques publiques à la notion d’interculturalité (autrement dit, que les bibliothèques soient vraiment accessibles à tou.te.s - pour reprendre une formule épicène -, qu’elles soient inclusives, pour reprendre une formule récente), la question me semblait primordiale, mais encore trop peu abordée.
Les choses ont un depuis un peu changé : plusieurs mémoires d’élèves conservateurs ont notamment essaimé et approfondi la question.
Le contexte, aussi, a changé : si en 2010, la problématique me semblait importante ; aujourd’hui, en 2017, elle me paraît cruciale, primordiale, essentielle.
Au moment où je rédigeais mon mémoire , débutait ce que les journalistes appellent “une crise des réfugiés” qui, depuis, n’a pas cessé. Il n’y a jamais eu autant de personnes réfugiées ou déplacées depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Cette problématique qui suscite un débat public, sujet à polémique, touche par ricochet également les bibliothèques, et incite les bibliothécaires à se positionner, voire se repositionner.
Les bibliothèques en France sont de plus en plus confrontées aux problématiques interculturelles. En effet, celles-ci se présentent souvent comme des promotrices de l’accès à la culture et à l’information pour tous, lieux d’intégration et de cohésion sociale, lieux d’apprentissage et d’exercice de la citoyenneté.
Dans un contexte de migrations ayant pris une ampleur considérable (comme en témoigne un rapport de l’OCDE de 2016), les bibliothèques devraient être considérées comme des actrices à part entière dans la promotion de l’interculturalité.
Cette affirmation est loin d’aller de soi : aborder la notion d’interculturalité en bibliothèques s’inscrit, en effet, dans un champ ambivalent, et surtout fortement politique et idéologique. 
Les interrogations, globalement, sont les suivantes: peut-on, doit-on prendre en compte en bibliothèque la complexité des sociétés contemporaines, en France et dans le monde? Et dans ce cas comment reconnaître une diversité de cultures, n’est-ce pas contradictoire avec l’esprit de l’universalisme républicain qui guide le service public?
De fait, la légitimité des bibliothèques dans des activités visant à garantir l’interculturalité apparaît parfois remise en question, accueillie avec un certain recul, voire une certaine suspicion (j’y reviendrai).

Et pourtant, si on analyse les textes de références qui prévalent dans la profession (textes écrits par des professionnels, connus et reconnus par les professionnels), il semble que l’on puisse affirmer que les missions plurielles des bibliothèques intègrent, implicitement d’abord, puis explicitement (car il y a une évolution), le rapport à l’interculturalité.

Petit rappel historique en guise de comparaison…

La Charte des bibliothèques (1991)

Élaborée en 1991-1992, la Charte des bibliothèques s’est largement inspirée de la Constitution de 1958 en affirmant le lien entre bibliothèque et démocratie, assurant une égalité d’accès entre tous.

L’article 3 spécifie notamment :

« La bibliothèque est un service public nécessaire à l’exercice de la démocratie. Elle doit assurer l’égalité d’accès à la lecture et aux sources documentaires pour permettre l’indépendance intellectuelle de chaque individu et contribuer au progrès de la société. »

L’article 4 rappelle que la bibliothèque reste un lieu ouvert à tous, sans exclusion :

« Les bibliothèques qui dépendent des collectivités publiques sont ouvertes à tous. Aucun citoyen ne doit en être exclu du fait de sa situation personnelle. En conséquence, elles doivent rendre leurs collections accessibles par tous les moyens appropriés . »

Lorsque je fais une analyse du discours visualisée ici (nombre de mots en plus grand nombre apparaissant en plus gros à l’écran), le mot “bibliothèque” ressort, mais entremêlé de “document” et “public”.

Le Manifeste de l’IFLA et de l’Unesco sur la bibliothèque publique (1994)

Si l’on continue notre comparaison avec le Manifeste de l'IFLA et de l'Unesco sur la bibliothèque publique (en 1994), les termes se précisent et la formulation des différentes catégories non discriminées est notable (âge, race, sexe, religion, nationalité, langue, condition sociale). Dans l’analyse rapide du discours, le terme “document” n’apparaît plus, supplanté par les termes “service” et “publique”.

Le Manifeste de l’IFLA sur la bibliothèque multiculturelle (2006)

Ce manifeste prend la mesure du contexte de migrations accrues et des enjeux d’actualité qui ressurgissent sur les bibliothèques.

Il vise à compléter le Manifeste sur la bibliothèque publique (1994), le Manifeste de la bibliothèque scolaire (1999) et le Manifeste de l’Internet (2003). La déclaration est approuvée en 2006 par le conseil d’administration de l’IFLA et appuyée en 2008 par le Conseil intergouvernemental du Programme Information pour tous de l’Unesco.

Le manifeste propose des pistes plus concrètes.

Il établit le rôle et les actions des bibliothèques dans le cadre de la diversité culturelle et affiche clairement sa volonté d’établir un “dialogue” multiculturel, et notamment :
- « Servir tous les membres de la communauté, sans discrimination fondée sur le patrimoine culturel et linguistique;
- Fournir l’information dans les langues et les textes appropriés;
- Donner accès à un large éventail de documents et de services qui sont le reflet de toutes les communautés et de tous les besoins;
- Embaucher du personnel qui est le reflet de la diversité de la communauté et qui est formé afin de travailler avec des communautés diverses et bien les servir.»

Le projet “Libraries for all”

Une incitation institutionnelle financée par la Commission européenne et le programme de formation tout au long de la vie de l’Union européenne

Le projet ” Libraries for all - European strategy for multicultural education “ vise à initier des services à destination des publics migrants dans les bibliothèques. Un manuel, accompagné d’un guide d’intentions, détaille les actions à destination de publics multiculturels en bibliothèque, à savoir:

  • Connaître son environnement* (statistiques démographiques, analyse des besoins, facteurs socioéconomiques, environnement institutionnel et politique d’immigration) ;
  • Mettre en oeuvre des partenariats* (associations qui travaillent avec des migrants, centres interculturels, représentants de communautés, écoles, etc.) ;
  • Déterminer les besoins des publics cibles* (focus groupes, sondages auprès des personnels qui sont en contact avec des publics migrants, questionnaires en ligne, etc.) ;
  • Prendre contact *(visites personnelles, prospectus, via le site internet, communication ciblée, posters, article dans les journaux locaux, séminaires et formations).

Si l’ensemble des textes ici présentés et les dispositifs institutionnels européens ont le mérite d’exister, s’ils sont bien connus des bibliothécaires de tous pays (les manifestes sont traduits dans plusieurs langues), s’ils signifient qu’une communauté internationale de bibliothécaires sont convaincus du rôle à jouer des bibliothèques autour de cet enjeu d’actualité, s’ils incitent au fil du temps à devenir plus concret en proposant des outils de plus en plus précis, il n’en reste pas moins que leur portée reste fragile.

La question posée au début de ce chapitre mérite bien d’être posée : les missions des bibliothèques sont-elles aussi plurielles et ouvertes que ces textes semblent le présenter? La question est posée. En guise de réponse, il faut faire l’état des lieux des difficultés.


Alors que de plus en plus de professionnels des bibliothèques sont désormais convaincus de leurs responsabilités en matière de dialogue interculturel et de construction des valeurs citoyennes, il n’en demeure pas moins que la mise en place efficace et pragmatique d’un certain nombre d’actions rencontre des mécanismes de résistances et de blocage : difficulté qu’il faut diagnostiquer afin de les lever.

Un champ d’étude et d’action encore récent

Le premier blocage visible concerne la littérature professionnelle (marqueur de l’intérêt apporté ou pas à une question) : malgré le déploiement actuel d’un espace de recherche et d’actions concomitantes (parution ” Bibliothèques et inclusion ” en 2015), la littérature professionnelle en France concernant l’articulation entre bibliothèques et interculturalité demeure un champ d’étude encore récent.

Indice symbolique, mais révélateur : 25 occurrences du mot “interculturel” ont été repérées dans le moteur de recherche du Bulletin des Bibliothèques de France et deux seulement pour le terme “interculturalité.

La plus ancienne occurrence date de 1985 : on la retrouve dans une recension d’un ouvrage allemand sur les modalités d’accueil des lecteurs étrangers au sein des bibliothèques publiques allemandes.

Dans cet article, Jean-Pierre Meyniel proposait déjà une analyse qui, en un trait, résume déjà parfaitement la situation.

 « L’échange interculturel […] [est] l’équilibre entre l’appropriation des comportements du pays d’accueil et le culte de l’héritage du pays d’origine. La stratégie d’accueil de l’étranger dans une bibliothèque publique dépasse alors le simple choix de livres et le coin-lecture réservé et aboutit à sa prise en charge intensive afin de l’amener à une participation active à la vie publique de son pays d’accueil. »

Des actions et projets diversifiés qui sont le fait de collectivités engagées et de professionnels volontaristes

Le deuxième blocage est éminemment paradoxal, à la croisée de deux types de pratiques.

D’un côté, on peut déceler une véritable difficulté à évoquer les problématiques interculturelles pour les professionnels des bibliothèques. Les formules “diversité culturelle”, “dialogue interculturel”, “multiculturalisme” sont des expressions souvent mélangées et considérées avec distance, recul, voire méfiance par les professionnels des bibliothèques.

De l’autre, on voit de plus en plus de pratiques et d’expériences d’interculturalité exister et émerger : les actions hors les murs, à destination des publics empêchés et éloignés ne manquent pas (les témoignages présentés tout à l’heure nous éclaireront à ce sujet).

Ces actions sont souvent le résultat de politiques proactives, de collectivités engagées et le fait de professionnels volontaristes et sensibilisés.

Imitant leurs collègues anglo-saxons, des associations professionnelles – comme l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) – ont fait entrer la question des communautés et du multiculturalisme dans le champ de leur réflexion. Au sein de l’ABF, la Commission Légothèque joue un rôle crucial, et encourage, par les actions qu’elle mène, à s’interroger sur le rôle des bibliothèques, dans leur dimension citoyenne, lieux de partage et de participation de tous les habitants d’un territoire donné (hors notion de nationalité).

Mais sous le terme interculturalité… des tensions idéologiques persistent

La résistance majeure, idéologique, est rencontrée en France par l’importance en France de ce qu’on appelle l’universalisme républicain.

Ici, est fait référence à l’article 1 de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »

Dans notre République une et indivisible, il est difficile d’évoquer sereinement les questions de pluralité culturelle et par voie de conséquence de parler des groupes ou communautés porteuses de différences religieuse, ethnique, sociale ou culturelle.

Le modèle républicain, tel qu’on le définit depuis les années 60, constitue un obstacle pour penser la spécificité des actions à mener en direction de tel ou tel public dit spécifique (genre, origine, etc.).

Ce paramètre fondamental qu’est l’universalisme républicain est notamment particulièrement prégnant dans la façon dont se pense le service public et dont on a pensé le statut du fonctionnaire, donc du bibliothécaire.

En tant qu’agent public, le/la bibliothécaire doit se conformer à une triple injonction :

  • le respect du pluralisme, conformément à la mission des bibliothèques ;
  • le respect de la laïcité, conformément aux valeurs de la République française ;
  • l’obligation de réserve, conformément au statut de la fonction publique.

Ce triple encadrement rend parfois malaisé la mise en place d’actions engagées en faveur de tel ou tel public spécifique.

Cela engendre des tensions palpables à différents niveaux :

  • entre les professionnels et les élus ou décideurs politiques ;
  • entre les professionnels eux-mêmes ;
  • et entre les professionnels et les usagers.

L’articulation entre bibliothèque et interculturalité invite à repenser précisément les termes des missions des bibliothèques et se focaliser davantage sur les actions à mener.
Ceci nous amène à un petit abécédaire des améliorations à apporter (et que je soumets à discussion) pour faire véritablement en sorte que les bibliothèques s’adressent VRAIMENT à toutes et à tous.

D’abord, il me semble qu’il faudrait arriver à concilier davantage le dire et le faire, éviter l’écart, le décalage. En tant que professionnels des bibliothèques, nous parlons souvent beaucoup : aussi, tâchons de faire coïncider ce que l’on dit avec ce que l’on fait. C’est une véritable exigence et une éthique professionnelle à suivre.

Ensuite, compte tenu de l’absence de cadre fixant le rôle de la bibliothèque, pourquoi ne pas inscrire le rôle interculturel de la bibliothèque dans une loi / dans un texte réglementaire qui le préciserait clairement ?

Enfin, afin de changer les pratiques et dépasser durablement les blocages, il est urgent que la notion même de neutralité des bibliothèques / du bibliothécaire soit revisitée. En effet, notre métier n’est pas neutre. La bibliothèque reste une institution de savoir et de pouvoir, et Foucault en sait quelque chose.

« Libraries are not neutral »

À ce sujet, la perspective américaine est particulièrement éclairante.

Un courant radical et critique remet actuellement en question la neutralité de la bibliothèque, à travers la communauté intitulée critlib (que l’on peut suivre sur le site Web, et sur son fil Twitter). Sa vocation est de poser sur la bibliothèque un autre regard, visant à faire en sorte que la bibliothèque travaille davantage sur la justice sociale.

De fait, la bibliothèque, en tant que projet, ne saurait être considérée comme neutre, nous mettent en garde Chris Bourg (Massachusets Institute of Technology) et Bess Sadler (Stanford University Library). 

Car, selon elles, la bibliothèque  « … a toujours reflété, les inégalités, les préjugés, l’ethnocentrisme ainsi que les déséquilibres de pouvoir […] à travers les politiques documentaires et les pratiques de recrutement qui reproduisent les biais de ceux qui sont au pouvoir dans une institution donnée ».Ipso facto, les choix que les professionnels de bibliothèques font ne sont pas que techniques ou scientifiques : ils sont porteurs de valeurs.

« Libraries are for everyone »

La situation politique actuelle mondiale rendant de plus en plus difficile l’injonction de neutralité, il s’agit de s’inspirer de ce que les professionnels américains ont mis en évidence (depuis l’élection de Trump, ont circulé ces vignettes, traduites ensuite dans toutes les langues, où l’on voit l’inscription “Librarires are for everyone”).

Cela change complètement la focale : nous, professionnels, sommes acteurs du rôle que nous souhaitons donner à la bibliothèque.

Pour conclure, je dirais que les questions interculturelles donnent à repenser la nécessité de l’engagement de/du bibliothécaire pour un service public contribuant au vivre ensemble (autre manière de dire l’interculturalité) et à l’exercice de la démocratie.