Quand la littérature rencontre le réel : le master écopoétique à Aix-Marseille Université

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Depuis 2018, le master “ÉPOKHÈ écopoétique1 et création” offre aux étudiants la possibilité de s’engager dans les humanités écologiques par la création littéraire.

“Performance de Geneviève de Bueger, étudiante de M2, pendant le festival Le Murmure du monde, juin 2022”

Créée par Jean-Christophe Cavallin et Christine Marcandier, cette formation à distance mobilise les sciences sociales et la philosophie pour reconnecter la littérature et la création au monde, où elles « ont un rôle essentiel à jouer en tant que forces poïétiques2, productrices de récits susceptibles d’imaginer d’autres formes de vie collective et d’autres versions de monde »3.

Professeur de littérature et responsable du master, Jean-Christophe Cavallin est aussi l’auteur de Valet noir : Vers une écologie du récit (éditions Corti, 2021).


Agence régionale du Livre : À quel besoin répond cette formation ? Pourquoi l’avoir créée ? 

Jean-Christophe Cavallin : La réflexion autour de ce master a commencé en 2016, dans le cadre de la nouvelle offre de formation (renouvellement quadriennal des enseignements). Le master a ouvert en septembre 2018. Il aura donc cinq ans cette année.

La raison profonde de sa création est bien sûr l’urgence écologique dans laquelle on se trouve. Nous avons appliqué un principe que Sartre appelle « la situation » -  il parle de la situation de l’écrivain en 1947, au moment d’une grande crise de l’humanisme européen. Pour lui, la littérature doit se réengager dans cette crise de l’humanisme pour essayer d’y trouver des solutions.

Nous avons tenté d’appliquer le même principe : resituer les textes et recontextualiser les études littéraires, non plus dans la crise de la condition humaine, mais dans la crise de la condition terrestre pour essayer d’échapper au textualisme des études littéraires - les textes ne parlant que des textes sans nulle référence au monde ni impact sur le réel; c’est-à-dire, avant tout, essayer d’acclimater l’épistémologie et les protocoles des études littéraires à l’environnement des humanités écologiques. L’idée était de sortir les humanités et les lettres de ce que Jung appelle « happy neurosis island » - l’île heureuse de la névrose -, isolée, insularisée dans ses pratiques, dans ses protocoles et n’ayant aucun rapport avec l’océan agité des temps dans lesquels nous entrons.


Quelles sont vos inspirations ou influences dans la création de cette formation ? 

Nous avons été pionniers dans la création d’un master en écopoétique. Quant au couplage recherche et création - cours de littérature et ateliers d’écriture -, c’est une vieille tradition du département de lettres d’Aix-Marseille.

L’idée d’un master en écopoétique est venue de ce qui se passait à l’époque de manière plus marquée dans les autres disciplines, en particulier dans l’anthropologie, la philosophie et les arts plastiques - l’ouverture de ces autres disciplines ou pratiques au souci du terrestre. En fait, l’idée du master m’est venue à la lecture du livre Decolonizing Nature. Contemporary Arts and the Politics of Ecology (T.J. Demos, 2016, Les presses du réel).


Pourquoi appeler ce master “ÉPOKHÈ ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? 

En grec, épokhè a deux sens: arrêt et époque. Ce sont les deux sens que nous avons retenus : la nécessité de s’arrêter, de ralentir la course de la modernité (cf. le STOP de Naomi Klein4) et la définition d’une époque, d’un moment historique. C’est aussi un acronyme (très) approximatif :  écopoétique (épo), création (k) et humanités.


Qui sont vos étudiants ? Y a-t-il un profil type, des profils plutôt divers ? 

Les profils de nos étudiants sont, par choix, extrêmement divers. C’est le seul master de lettres qui n’exige pas de licence de lettres - un niveau licence est requis, mais cela peut être une licence en sciences humaines ou en humanités. C’était notre principe : créer à l’intérieur du master une sorte d’écosystème ou paysage de biographies qui représentent une diversité de professions, d’âges, etc. Cette année, on va de 23 ans à 68 ans. Il y a des journalistes, des sociologues, des artistes, des écrivains, des professeurs et de jeunes étudiants. L’objectif était justement ce partage d’expériences, de contiguïté ou d’interconnexion entre différents profils, différentes personnalités et différents projets de formation.

Nous avons appliqué le principe du Politique de Platon - cosmopolitisme avant la lettre : la société conçue, non pas comme troupeau de moutons conduit par un roi-berger, mais comme un tapis de fils de différentes couleurs que tisse le tisserand. Pour Platon, c’est le tisserand et non le berger qui doit être le modèle de politique et c’est le principe que nous avons appliqué : cette interconnexion de fils, et dans ce cas, de profils d’une riche diversité.


Comment mettez-vous la littérature en rapport avec d’autres disciplines lors de la formation ?
 

Des cours et séminaires spécifiques portent sur les rapports entre littérature et sciences humaines - anthropologie, philosophie, esthétique, psychanalyse et écopsychologie (en particulier du côté des écoles kleiniennes et jungiennes pour la problématique du rapport à son environnement).

Nous avons aussi des collègues qui viennent d’autres départements, comme Jean-Michel Durafour, professeur de cinéma, ou la philosophe Joëlle Zask. C’est une façon pour nous de panacher les disciplines.

Ce qui nous anime dans cette interdisciplinarité est une réflexion sur les formes, que ce soit les formes de vie, les formes de monde ou les formes de texte. L’idée que la forme n’est pas le suppôt du formalisme mais au contraire, une forme est une façon de créer des versions de monde, de configurer des mondes, qui permet une description plus ou moins juste de la situation. Il s’agit de sortir la littérature de l’ordre de la prescription (injonctions éthiques, etc.), pour la repenser dans le cadre pragmatique de la simple description, de ce que Nelson Goodman appelle « ways of worldmaking », des manières de faire des mondes et, en ce cas-là bien sûr, les différents mondes créés par les différentes disciplines : la version de monde de l’anthropologue, la version de monde du philosophe, la version du monde de l’artiste, sont analogiques et peuvent discuter les unes avec les autres à partir de ce médian de la forme (« the pattern which connects » de Gregory Bateson).


Pourquoi l’écriture créative est-elle une forme adaptée à l’exploration et la compréhension de la crise écologique qui nous entoure ? 

L’écriture contribue à ce « worldmaking » que je viens d’évoquer. C’est une façon de décrire ou de donner des descriptions plus correctes, plus larges, plus respectueuses de la réalité de ce que serait le monde.

Le principe qui a été celui de la littérature trop longtemps, ce qui est devenu le principe de la littérature occidentale, est cette isolation de la littérature dans le domaine de la Fiction, cet univers contrefactuel qu’inventait la littérature, et dans le domaine de la Diction, c’est-à-dire des formes poétiques. Il y avait donc une économie des récits fictifs et une économie des formes closes. Le principe du master est d’ouvrir ces deux économies hermétiques à une écologie littéraire et donc à une situation de la littérature dans le contexte actuel, dans ce qui a lieu. Il s’agit de faire en sorte que les textes qui sont écrits par nos étudiants contribuent à une espèce d’entretien symbolique de la réalité, une maintenance symbolique du réel, en faisant participer l’imaginaire dans cette construction de notre rapport au monde qu’on a eu trop tendance, en tant que modernes, à construire par la rationalité, l’industrialisation, la technique, etc. Refaire circuler l’imaginaire à l’intérieur de notre rapport au monde.


Travaillez-vous avec des partenaires dans le monde du livre (ou au-delà) pour mener cette formation ? 

Nous travaillons avec différents partenaires. Notre partenaire historique sont les Éditions Wildproject, qui ont animé un atelier d’écriture avec nos étudiants, dont une partie des textes a été publiée (Des vivants et des luttes, Wildproject, 2022).

Nous collaborons aussi depuis trois ans avec le Centre Georges-Pompidou dans le cadre du festival Extra ! L’an dernier, nous avons participé à un atelier d’écriture avec Vinciane Despret autour de « Tombeaux de bêtes ». Nous prenons également part à d’autres festivals, notamment Le Murmure du monde dans le Val d’Azun. Nous sommes en train de monter une collaboration pour l’organisation d’un festival en Provence Verte avec les communes de Correns, du Val d’Azun et de Cotignac autour du Festival de la Terre, entre cinéma, littérature et écologie.

En outre, nous inaugurons un partenariat avec une nouvelle collection, dirigée par Jérémie Moreau, qui s’appellera « Ronces », chez Albin Michel, pour des albums de jeunesse 3-7 ans. L’idée est de travailler à des albums de jeunesse pensés comme ouverture ou sensibilisation du très jeune âge aux problèmes de l’écologie et aux ontologies alternatives explorées par les humanités environnementales.

Enfin, nous venons de recruter, comme maître de conférences, l’écrivain Camille de Toledo, afin de consolider la part d’écriture créative au sein du master.


Il s’agit d’un enseignement à distance. Est-ce que ce dispositif pose des défis particuliers ou offre des avantages particuliers ? 

Le grand avantage de cette formation est qu’elle nous permet d’accéder à des publics que l’on ne pourrait pas toucher habituellement, en particulier beaucoup de professionnels. Cela permet d’ouvrir la formation à des parcours très différents. C’était important pour nous que nos étudiant.es aient aussi des vies professionnelles et que notre formation participe à cette pratique professionnelle.

Et bien sûr, la diversité géographique. Nous avons beaucoup d’étudiants qui n’auraient pas pu suivre la formation autrement parce qu’ils se trouvent en Suisse, en Belgique ou sont expatriés aux États-Unis, au Canada ou encore en Asie.

Les inconvénients d’être à distance sont évidents : c’est l’absence de contact et de communication autre qu’écrite ou par vidéoconférence. Ce n’est pas la meilleure façon de faire cours et c’est pour cela que nous essayons de multiplier les rencontres dans le cadre de festivals ou des résidences.