Créer un rayon écologie qui vous ressemble

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En région, libraires et bibliothécaires trouvent de multiples façons d’intégrer l’écologie à leurs fonds.

Un des rayons “écologie” de la librairie Les Furtifs à Aubagne.

Selon une enquête lancée en été 2022 par l’Agence régionale du livre, dans 82 % des librairies répondantes en région, l’écologie fait l’objet d’un classement spécifique. Chez les bibliothèques répondantes, 50 (80 %) dispose d’un fonds spécifique en écologie, dont la plupart porte sur la pratique, les pensées de l’écologie, ou la flore et la faune locales.

Afin de mieux comprendre comment les libraires et bibliothécaires de la région constituent leurs rayons écologie, nous avons mené des entretiens avec trois librairies et quatre bibliothèques qui mettent l’écologie en avant, chacune à sa façon. On constate l’existence d’approches diverses, souvent liées au territoire, ainsi que l’influence des animations proposées autour de l’écologie.

Des approches multiples

Constituer un rayon écologie pose plusieurs défis. L’écologie est un domaine en plein essor avec un nombre de titres de plus en plus important. C’est aussi un domaine qui brouille de nombreuses frontières dans l’organisation du savoir, s’échappant des sciences naturelles et des pratiques pour toucher les humanités, la philosophie, ou encore la littérature…On peut donc légitimement se demander si l’écologie doit faire l’objet d’un classement spécifique. Mais si on décide d’en faire un, par où commencer ?

Face à cette situation, les libraires et bibliothécaires adoptent de multiples tactiques.

Dans les librairies avec un rayon écologie, les sciences humaines sont souvent un point de départ. C’est le cas dans la librairie Les Furtifs à Aubagne où le rayon écologie porte surtout sur les humanités écologiques. C’est aussi un thème dominant dans le rayon pratique, où le jardinage, le compostage et la permaculture occupent une grande place. L’importance de ce rayon s’explique en partie par le territoire où la librairie est implantée : « Aubagne est une ville populaire et familiale où beaucoup de gens ont des espaces extérieurs, explique la libraire Mathilde Rioni. Il y a donc une forte demande pour tout ce qui porte sur les potagers bio, etc. »

L’Odeur du temps à Marseille a adopté une stratégie similaire dans ses classements, avec un rayon « Écologie politique » et un rayon « Nature ». Le premier compte surtout les pensées de l’écologie relevant des sciences humaines, alors que le second offre guides et livres naturalistes. Cependant, l’écologie déborde souvent du rayon et il faut faire preuve de flexibilité et de réflexion critique dans le placement des titres. À l’Odeur du temps, c’est notamment le cas de l’écoféminisme, que l’équipe a décidé de classer au rayon féminisme, pour mieux répondre aux attentes des lecteurs. D’autres livres changent de place au fil du temps, selon les destins des auteurs : « Pour prendre un exemple, Les Diplomates de Baptiste Morizot (Wildproject, 2016) était dans le rayon ”philosophie”, mais depuis, l’auteur a écrit d’autres livres, et aujourd’hui, on l’associe davantage aux pensées de l’écologie », raconte gérant Roland Alberto.

Côté bibliothèque, les questionnements sont similaires, mais avec différentes contraintes et possibilités : la lecture publique requiert un classement accessible et durable dans le temps. La sélection d’ouvrages doit aussi parler à un public plus large qu’en librairie.

La nouvelle bibliothèque municipale de Venelles, qui ouvrira ses portes au printemps 2023, met en place un espace dédié à un fonds « développement durable », qui sera organisé autour de deux grands axes : « Nourrir son âme » et « Nourrir sa terre ». Le premier axe porte sur les pensées de l’écologie, alors que le seconde porte sur la pratique (jardinage, cuisine, loisirs créatifs…) et les métiers du développement durable. Si on retrouve la même division pensée/pratique qu’en librairie, le fonds de la bibliothèque de Venelles vise un public mélangeant adultes, adolescents, et enfants. Le fonds proposera également d’autres objets et outils à prêter, comme des sacs à dos thématiques pour identifier des empreintes d’animaux ou faire son propre herbier. Pour ce fonds « développement durable », la bibliothèque de Venelles prévoit d’abandonner le classement Dewey en faveur d’une signalétique appuyée sur un langage courant, clair et facile à suivre.

La médiathèque Méjanes à Aix-en-Provence prépare également un fonds spécifique, mais préfère, quant à elle, une solution hybride qui n’abandonne pas entièrement le système Dewey. Les bibliothécaires prévoient de maintenir les distinctions de cotes et de signaler les ouvrages du rayon à l’aide d’un pictogramme explicite.

En bibliothèque comme en librairie, les particularités du territoire font partie des facteurs à prendre en compte. La médiathèque de Mouans-Sartoux, située dans une commune engagée pour l’écologie depuis les années 1990, en est un cas d’étude parfait. Comme pour la bibliothèque de Venelles, le développement durable est à l’honneur. Une collection « Modes de vie durable » disposant d’un classement spécifique offre de nombreuses ressources pour vivre, travailler, voyager et manger autrement. Au-delà de son engagement général, la commune influe parfois plus directement sur l’évolution de ce fonds. « La ville accompagne tout projet pertinent associé à l’écologie, c’est une philosophie et positionnement politique ! explique Clément Morlot, directeur de la médiathèque. Avec l’équipe de la médiathèque, nous faisons ainsi le choix de valoriser ces actions à travers la valorisation ou la création de fonds en lien avec des événements, comme la Fête des sciences, La fête du miel, le Marché gourmand… »

La construction d’un rayon écologie se complique davantage lorsqu’on évoque la littérature, la BD ou la poésie. L’écologie envahit ces domaines au même titre que les sciences humaines, avec des genres anciens comme le nature writing ou émergeants, comme l’écofiction ou l’écocritique.

L’équipe du réseau des bibliothèques de Dracénie Provence Verdon est en train de repenser un rayon écologie existant qui porte actuellement sur les pensées de l’écologie et les problèmes environnementaux. Elle prévoit ainsi d’augmenter le rayon actuel avec des livres et matériaux audiovisuels sur la pratique, la faune et flore locales et davantage d’écologie politique. La littérature pose plus de questions. Comme l’explique les bibliothécaires Sébastien Renou et Marion Couraleau, thématiser une partie du fonds littéraire de façon permanente pose de nombreux problèmes, notamment car il n’y a pas de critères établis pour définir une œuvre « d’écologie ». Pour la littérature, une mise en avant plus ponctuelle via des cubes ou tables thématiques est donc plus adaptée. La bibliothèque en prévoit notamment pour accompagner un cycle de rencontres autour de l’écologie qui aura lieu lors de sa saison culturelle 2022-2023.

Côté librairie, on retrouve une stratégie similaire chez Les Furtifs, où les rayons littérature et BD comptent un nombre important d’ouvrages à thèmes écologiques. Ce penchant n’est pas surprenant chez une librairie dont le nom vient d’un titre d’Alain Damasio, mais comme en Dracénie, ces ouvrages ne sont pas sujets à classement spécifique. « La littérature permet de toucher d’autres publics que le documentaire. Nous conseillons aux lecteurs des BD et des romans qui parlent d’écologie et de nature parce que ce sont des thèmes importants pour nous. Mais on peut les mettre en avant sans avoir un rayon précis à l’intérieur de ces domaines », explique Mathilde Rioni, qui est chargée du rayon littérature.

On peut aussi intégrer l’écologie dans son fonds sans créer de rayon spécifique. C’est le cas de Zoème à Marseille, librairie et maison d’édition spécialisée dans la poésie et le livre de photographie. Voyant que des thèmes sociaux occupent une place importante chez les photographes, le gérant Rafaël Garido a décidé de créer un rayon sciences humaines. Classé par maisons d’édition, le rayon permet tout de même d’y voir la place importante qui est consacrée à l’écologie, avec des titres d’éditeurs spécialisés comme Rue de l’échiquier ou les Éditions Wildproject.

Dans les très importants rayons photographie et poésie, il n’y a pas de sous-classement écologie, un choix lié pour Rafaël Garido à l’étendue intellectuelle et politique de cette thématique : « Dans les travaux des photographes, on voit que tout est lié - la question urbaine, la question décoloniale, le capitalisme, l’économie. Avec l’écologie, c’est toute la société qui est mise en question. Faire un classement en restant sur les espaces verts ou la protection de la nature n’irait jamais assez loin. » Comme dans le rayon littérature des Furtifs, donc, l’écologie chez Zoème reste omniprésente, mais non-thématisée.

Les façons d’aborder le rayon écologie en librairie et en bibliothèque sont donc assez divers. Comme on a pu l’observer chez les professionnels en région, choisir un point de départ, comme les sciences humaines ou le “pratique”, permet de former son rayon. Mais en réalité, ce classement reste souvent fluide. L’écologie échappe aux domaines de connaissance établies. Faire un rayon demande alors aux professionnels de prendre parti, de se questionner sur la place de ce mouvement intellectuel et politique au sein de leur territoire. C’est également un domaine en pleine évolution, où il faut rester à l’affût des trajectoires des auteurs et courants de pensée. Entre les mains de libraires et bibliothécaires avertis, le rayon écologie reste à l’image de son objet : multiple, mouvant, et profondément interdisciplinaire.